Quand le téléphone sonne, et que c’est Christian Prudhomme qui vous parle, vous n’êtes pas très loin du paradis. Le paradis, c’est le mois de juillet, ses chaleurs, sa ferveur, ses coureurs. Parler avec Christian Prudhomme, c’est un peu parler au Tour de France, en tout cas se remémorer avec la voix de son directeur les grands instants de la course, les revivre comme une petite fourmi dans la grande caravane du Tour ou sur le siège passager de la voiture rouge. Dans la courant mai, l’ancien journaliste-commentateur du Tour de France sur France Télévisions et directeur du Tour depuis 2007 a répondu, une heure durant, à nos questions sur ses souvenirs, ses visions, ses émotions. On ne sait plus si l’on avait envie que cela ne se termine jamais, où si on souhaitait nous transporter en juillet pour toujours.
Christian Prudhomme dirigera cette année sa quinzième Grande Boucle. Dans ce troisième et dernier épisode (retrouvez le premier ICI et le second ICI), il évoque sa responsabilité vis-à-vis des autres sur le Tour, la situation du journalisme dans le cyclisme aujourd’hui, et enfin l’apparition de deux nouveaux géants, les cols du Portet et de la Loze.
De dos, Alejandro Valverde et Damiano Caruso dans la terrible ascension du col de la Loze, sur le Tour 2020. Crédit : [ASO].
Le jour où je me suis le plus énervé dans la voiture de direction de course
CHRISTIAN PRUDHOMME : IL M’ARRIVE D’ENGUEULER, MAIS CA N’EST PAS UNE COLERE
Il y a Saint-Flour 2011 bien sûr (une voiture de France Télévision avait heurté des coureurs). Ce qui est certain, c’est que chacun est uniquement focalisé sur ce qu’il doit faire, et n’a pas conscience de la sécurité. Quand nos régulateurs, la voiture d’assistance direction demandent de prendre du champ, ça n’est pas pour emmerder les gens, c’est une question de sécurité. On a vu des journalistes, des cameramen filmer leur propre mort : le gars, il filme un gars qui a un fusil et il ne réalise pas qu’il est en train de le viser et qu’il va le tuer.
Je le sais, parce que j’ai été journaliste, j’ai souvent bourlingué avec des cameramen, et c’est pareil pour les photographes. Oui, il m’arrive d’engueuler les uns ou les autres, mais ça n’est pas une colère, c’est plus dans l’instant, il faut que ça dégage parce qu’il y a un problème de sécurité. Engueuler n’importe qui, même mon meilleur ami, je peux le faire si il n’est pas au bon endroit au bon moment, comme je me suis fait moi engueuler quand j’étais sur la moto d’Europe 1 par Jean-François Pescheux, qui me foutait la trouille. Je me souviens du balcon du Soulor, où l’on n’était pas au bon endroit, je ne savais pas pourquoi à l’époque, il nous avait chassés.
IL FAUT QU’ILS COMPRENNENT QUE LE DANGER EST IMMEDIAT
Je comprends ce que peuvent ressentir les autres, mais il n’en reste rien derrière. Le vélo, c’est différent de tout le reste là aussi : ta caméra, dans un match de foot, de rugby, de tennis, elle est forcément au bon endroit. Dans le Tour, les motos par rapport aux coureurs peuvent être au bon endroit, et puis trente secondes après, c’est un bordel complet.
Ca me rappelle avec Bernard Hinault, une arrivée d’étape où les voitures n’avançaient plus. Le peloton avait d’ailleurs failli rattraper la caravane. Les gens, avant de passer la ligne, continuaient à se saluer. Bernard est arrivé, près des voitures, il a mis un gros coup de pied dans une d’entre elles et leur a dit : « vous dégagez ». Ca n’est pas qu’il leur en voulait, mais si Bernard Hinault à ce moment-là, n’avait pas fait ça, il n’y aurait pas eu d’arrivée. A 500m de la ligne, les coureurs auraient été bloqués par des voitures qui faisaient la queue. La perception de la sécurité est différente, et ceux qui travaillent sur le Tour, la presse, ne voient pas l’ensemble. A un moment, tu leur dit qu’il faut partir, et tu ne peux pas leur dire poliment, il faut qu’ils comprennent que le danger est immédiat.
CHRISTIAN PRUDHOMME : SANS LES MESURES PRISES, IL N’Y AURAIT PAS EU DE COURSE
Gilles Comte, rédacteur en chef de Vélo Magazine, pointait du doigt dans un édito les nouvelles difficultés auxquelles se heurte la presse pour entrer dans le monde du cyclisme, organiser des entretiens notamment. On a aussi entendu quelques critiques quant aux conditions d’accès aux réactions sur les courses depuis l’an dernier. Quel est votre point de vue ?
Il y avait deux choses différentes dans cet édito. Il parle comme chacun qui défend sa crèmerie, mais il y avait autre chose, sur les courses en circuit, et cela me paraissait beaucoup plus pertinent que l’autre partie. Ce qu’il faut bien voir, c’est que, les mesures prises, sans elles, il n’y aurait pas eu de course. Il faut que chacun le comprenne, y compris les journalistes. Il faut vraiment voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Le reste, je ne l’ai pas vécu moi, ces contraintes de passer par des attachés de presse. Et évidemment, c’est beaucoup moins facile, moins valorisant, moins sympa pour les journalistes que quand on pouvait appeler directement.
JE N’AI JAMAIS VU AUTANT DE JOURNALISTES QUE DEPUIS QUE JE NE LE SUIS PLUS
Maintenant, ce qu’il faut voir aussi, c’est qu’il y a de plus en plus de demandes. Roger Pingeon, vainqueur du Tour de France 1967, donnait ses interviews dans son bain, c’est dire le peu de journalistes qu’il y avait par rapport à aujourd’hui. C’est complètement impossible aujourd’hui, évidemment. Avant, tu devais répondre à L’Equipe, au Parisien, au Figaro, tu faisais deux radios, une télé et c’était fini. Ce n’est plus du tout ça, aujourd’hui. Parfois, on me demande si je regrette de ne plus être journaliste. Je réponds que je n’ai jamais vu autant de journalistes que depuis que je ne le suis plus. On fait sans arrêt des interviews. Elles ne sont pas toutes pénibles, souvent sympathiques, mais c’est sans arrêt.
Le Tour de France a été inventé par des journalistes. Moi, je ne m’imaginais pas une seule seconde faire autre chose que journaliste, c’est la seule chose que je me vois faire, d’ailleurs ce que je fais n’est pas un métier, c’est une mission. On n’a pas du tout envie de priver les journalistes. Il y a l’aspect du à la pandémie, après il y a les attachés de presse de plus en plus nombreux, certains font très bien leur boulot, d’autres moins, mais c’est un barrage supplémentaire. J’ai connu ça dans le tennis, je me souviens m’être fait engueuler par l’ATP en sortie d’une conférence de presse, je comprends cette frustration. Mais malheureusement, c’est comme ça, et les attachés de presse existaient déjà depuis longtemps dans les autres sports. Il y a tellement de demandes qu’à un moment, ça n’est pas possible de ne pas se protéger.
CHRISTIAN PRUDHOMME : DES GENS DANS L’OMBRE FONT UN BOULOT FORMIDABLE
Je ne peux pas dire que je ne comprends pas ce qu’il dit. En tout cas, sur la pandémie, les organisateurs ne sont pas pervers au point d’avoir mis en place des trucs en se disant qu’on allait empêcher les journalistes de travailler. La légende du Tour, elle existe parce qu’il y a des hommes et des femmes qui ont écrit, parlé à la radio, à la télé, commenté des étapes et des exploits.
Pensez-vous avoir lancé un duel à long terme entre le col du Portet et le col de la Loze, destinés à être désormais des juges de paix fréquents du Tour de France ?
Sur le parcours 2021, avant tout, je voulais préciser quelque chose. Je suis celui que l’on voit le plus dans l’organisation, mais heureusement qu’il y a des gens derrière, des gens qui sont essentiels, dans l’ombre, et qui font un boulot absolument admirable. Il a donc fallu à la mi-avril 2020, appeler les 70 ou 80 personnes qui pouvaient nous donner l’autorisation de changer les dates et ensuite il a fallu, en dix jours, entre la fin juillet et le début du mois d’août, changer le Grand Départ 2021.
LA BRETAGNE A ACCEPTE EN DIX JOURS D’ANTICIPER D’UNE ANNEE
Copenhague, qui devait nous accueillir cette année, à cause du déplacement des Jeux Olympiques – qui mettaient l’épreuve en ligne le week-end de l’arrivée du Tour ! – et du changement de l’Euro de foot, ne pouvait pas tout faire d’un point de vue logistique et sécurité. Parce que la sécurité en ville ne pouvait plus être assurée, parce que la ville qui devait être jaune devait être aux couleurs de je ne sais quel sponsor de l’Euro.
La Bretagne a accepté en dix jours d’anticiper d’une année, et donc le parcours de la première semaine du Tour, ça n’est pas le parcours qui était prévu à l’origine. On le retrouve dans l’étape du vendredi, qui va au Creusot. Le Creusot était prévu, Vierzon (ville départ de cette étape) n’était pas prévu. Toute la première partie n’était pas préparée, cela aurait été peu ou prou le parcours de 2022 sachant que l’on n’aurait jamais fait quatre étapes en Bretagne. Comme la région a bien voulu anticiper d’un an, on s’est dit qu’il fallait faire des étapes dans les quatre départements (Finistère, Morbihan, Côtes d’Armor, Ille-et-Vilaine).
CHRISTIAN PRUDHOMME : LE COL DE LA LOZE, LE TRUC QUI TE TOMBE DESSUS TOUT CRU
Le col du Portet, il fait partie du travail que l’on mène depuis quinze ans pour trouver des lieux emblématiques. A la fois, faire en sorte que les mythes restent les mythes, le Tourmalet, le Galibier, l’Izoard, le Ventoux et l’Alpe d’Huez dans l’ordre d’apparition, et puis trouver d’autres mythes. J’adore l’Izoard, les plus beaux paysages qu’on puisse trouver, la Casse déserte, on est sur la lune, la stèle dédiée à Fausto Coppi et Louison Bobet, c’est l’histoire du Tour, Eddy Merckx, Bernard Thévenet y sont passés en tête, … Il avait plutôt perdu un peu, donc faire une arrivée à l’Izoard en 2017, voir la victoire de Warren Barguil, c’était beau. Une fois que l’on fait en sorte de continuer le mythe de ces grandes ascensions, on peut en trouver d’autres.
Alors, il y a le truc qui te tombe dessus tout cru, qui s’appelle le col de la Loze. Lorsque les stations des 3 Vallées Méribel et Courchevel ont décidé de goudronner un chemin qui existait déjà pour des engins de chantier, je n’étais pas au courant. Très rapidement, dès le printemps 2019, ils ont fait une cyclosportive, que l’on a vu sur les réseaux sociaux, puis le Tour de l’Avenir y a fait une arrivée, Bernard Hinault m’a appelé en me disant : « il faut que tu ailles voir un truc, le col de la Loze, je n’ai jamais vu ça ».
“THIERRY, JE PENSE QUE LA MADELEINE SUFFIRA LARGEMENT”
Nous y sommes allés avec Pierre-Yves Thouault, mon adjoint et, voyant ça, on s’est dit que ça n’était pas compliqué, il fallait faire une arrivée là-haut le plus vite possible. On a appelé Thierry Gouvenou, qui avait prévu deux cols avant : « Thierry, je pense que la Madeleine suffira largement ». Il est allé voir et m’a dit : « oui, oui, vous aviez raison, en effet ça va suffire ». Ce col est absolument dingue mais il nous est tombé tout cru.
Le Portet, c’est quelque chose de complètement différent. Ca fait partie de ce travail avec Pierre-Yves, Thierry et les équipes pour trouver d’autres ascensions. Le col du Portet, je l’ai vu il y a environ dix ans, grâce à un Monsieur qui s’appelait François Fortassin, sénateur des Hautes-Pyrénées, qui a créé au Sénat l’association des Amis du Tour de France, fou amoureux de sa montagne et du Tour, qui m’a montré le Port de Balès qui est maintenant un monument, et le Portet.
C’est un nouveau Tourmalet quoi. Il fait seize bornes, le pourcentage moyen est de 8,7%, il y a 2215m d’altitude, c’est-à-dire 100m plus haut que le Tourmalet. Et tous les lacets à partir de la fourche qui mène à gauche au Pla d’Adet et à droite au Portet sont interdits à tout stationnement. Pour monter voir la course dans les derniers kilomètres, c’est à pied, à vélo ou en télésiège, et c’est quelque chose qui me plait beaucoup.
CHRISTIAN PRUDHOMME : LE PORTET, C’EST RENDRE LA MONTAGNE AUX CHAMPIONS
C’est rendre la montagne aux champions, ne pas s’interdire des arrivées d’étape, mais faire en sorte que ça dérange le moins, que ça abime le moins possible. Le site est majestueux. Quintana, c’était un vrai grimpeur qui avait gagné sans surprise dans cette étape de 65 kilomètres. J’avais voulu que l’on fasse une étape très très courte, après on a fait en sorte que ce soit 65, comme le département des Hautes-Pyrénées, elle aurait pu faire 63 ou 67, mais à Peyresourde on était passé à Peyragudes pour rajouter deux kilomètres. C’est du détail pour la course en général, mais ça n’en est pas du tout pour le département qui nous accueille, parce qu’évidemment il y avait une grande fierté.
Ces dernières années on a mis au parcours la Planche des Belles Filles par exemple qui est un peu le Ballon d’Alsace d’autrefois, qui ne fait plus assez de différences bien qu’il fasse partie des mythes. Il fallait des pentes plus raides, la Planche des Belles Filles y répond. Le Grand Colombier, le Tour n’y avait jamais mis les pieds, on a commencé à y aller, et on y a fait une arrivée, avec une étape qui était malheureusement d’un point de vue sportif moins emballante puisque personne n’a attaqué et forcément on rêvait d’autre chose. La Loze et le Portet, oui, cela s’impose.
CHRISTIAN PRUDHOMME : MAINTENANT, IL FAUT DE LA RECURRENCE
Et maintenant, en effet, ce qu’il faut c’est de la récurrence. Les supers spécialistes du cyclisme, ils savent que l’on a fait une arrivée à la Loze, au Portet, mais les gens, ils ne le savent pas. J’en ai eu une démonstration d’ailleurs avec la Planche des Belles Filles qu’on a mis en 2012, 2014, 2017, 2019 la super Planche et 2020. Et j’ai entendu un matin, dans ma chambre d’hôtel, j’imagine le matin du contre-la-montre, sur BFMTV, un lancement de quelqu’un qui m’a d’autant plus surpris qu’il avait couvert le Tour de France avec moi en 1995, « la Planche des Belles Filles, quel drôle de nom ». 2012, 2014, 2017, 2019 et là 2020.
Pour nous, les gens qui suivent, c’est évident la Planche des Belles Filles. Mais il faut de la récurrence (il répète), ou un exploit monumental. C’est sûr que si Froome s’était retrouvé à pied dans Mûr-de-Bretagne, l’image partait dans le monde entier. Mais, il faut trouver des lieux, parfois on se trompe, parfois non, et ensuite il faut de la récurrence. Donc oui, il peut y avoir un match entre le Portet et le col de la Loze.
IL FAUT QUE LES GENS AIENT ENVIE D’ACCUEILLIR LE TOUR
Pour ça, il faut malgré tout que les élus veuillent nous accueillir. Parce que nous sommes des locataires, nous n’avons pas notre terrain, notre parquet, notre piscine, notre patinoire, le terrain d’expression des coureurs, c’est la route, et elle ne nous appartient pas. Donc il nous faut des élus qui nous disent oui, je veux une étape, je veux une arrivée, un départ, oui vous pouvez emprunter les routes du conseil départemental. 99% des routes qu’emprunte le Tour sont des départementales. C’est essentiel, il faut multiplier le contact avec les gens.
C’est pour cela que Jean-Marie Leblanc, pendant les trois ans où l’on a été ensemble, m’a pris par la main pour m’emmener partout, à la rencontre de tout le monde, parce que c’est la clé : il faut que les gens aient envie d’accueillir le Tour. Les 300 candidatures de villes, on peut se dire que c’est beaucoup, mais ça n’est pas harmonieusement réparti. Parfois les gens se demandent pourquoi on fait une étape ainsi, tout simplement parce qu’on n’a pas eu d’autre candidature. Et c’est encore plus vrai sur les autres épreuves. Les élus ont le pouvoir de dire oui, et aussi de dire non.
CHRISTIAN PRUDHOMME : LE PUY DE DOME, LA PREMIERE CHOSE ECRITE EN ARRIVANT CHEZ ASO
Le jour où je serai ministre du tourisme, des vignobles et des crustacés et que je célébrerai l’arrivée du Tour au sommet du Puy de Dôme
Alors, c’est une histoire avec le portefeuille d’un ancien ministre d’Australie du Sud, là où se déroule le Tour Down Under. Son portefeuille c’était en effet Sport, Tourism and Vineyard, donc en gros Sport, Tourisme, Vignobles. Et ils avaient ajouté en blaguant les produits de la mer en quelque sorte, moi je dit coquillages et crustacés parce que c’est Brigitte Bardot. C’est une blague bien sûr. Pour le Puy de Dôme, c’est la première chose que j’ai faite, que j’ai écrite en 2004 en arrivant chez ASO (le Tour n’y passe plus depuis 1988 pour plusieurs raisons, à lire ICI). Je ne l’ai pas effacée.
CHRISTIAN PRUDHOMME
Avec Mathéo RONDEAU