Cyclisme – Christian Prudhomme (2/3) : Le Tour, une vie en miniature

Deuxième partie de notre entretien exceptionnel avec le directeur du Tour de France, Christian Prudhomme, à quelques jours du Grand Départ.
Christian Prudhomme
Christian Prudhomme

Quand le téléphone sonne, et que c’est Christian Prudhomme qui vous parle, vous n’êtes pas très loin du paradis. Le paradis, c’est le mois de juillet, ses chaleurs, sa ferveur, ses coureurs. Parler avec Christian Prudhomme, c’est un peu parler au Tour de France, en tout cas se remémorer avec la voix de son directeur les grands instants de la course, les revivre comme une petite fourmi dans la grande caravane du Tour ou sur le siège passager de la voiture rouge. Dans la courant mai, l’ancien journaliste-commentateur du Tour de France sur France Télévisions et directeur du Tour depuis 2007 a répondu, une heure durant, à nos questions sur ses souvenirs, ses visions, ses émotions. On ne sait plus si l’on avait envie que cela ne se termine jamais, où si on souhaitait nous transporter en juillet pour toujours.

Christian Prudhomme dirigera cette année sa quinzième Grande Boucle. Dans ce deuxième épisode (retrouvez le premier ICI), il revient sur les accrocs que le Tour, son équipe et lui ont pu connaître, de la première étape de la 100e édition à la particulière année 2020 en passant par le 14 juillet 2016.

Christian Prudhomme au départ de la 20e étape du Tour de France 2019, reliant Albertville à Val Thorens. Crédit : [ASO].

Le jour où le Tour de France 2020, menacé, reporté, se termine sur les Champs au lendemain d’un final en apothéose

CHRISTIAN PRUDHOMME : QUAND ON A LES RESULTATS, ON EST TOUS SOULAGES

J’étais très content, bien sûr, mais le soulagement, je l’ai ressenti au soir de la deuxième journée de repos, puisqu’aucun coureur n’était positif au covid et que donc là je savais que l’on irait jusqu’au bout. Et puis, à titre personnel, on peut essayer de faire abstraction de ça mais ce n’est pas possible, c’est que moi je revenais d’un contrôle positif même si l’avenir allait me dire que je n’avais jamais eu le covid à ce moment-là puisque je l’ai eu en novembre. En tout cas l’échantillon qui portait mon nom a été contrôlé positif.

Donc je revenais, mais j’avais la crainte, puisque quand tu n’es pas malade, tu ne sais pas ce que le test PCR va donner, je n’étais pas rassuré, j’avais peur d’être comme un boomerang, de faire Paris-Grenoble, Grenoble-Paris. J’ai bien vécu, très bien, mon absence pendant huit jours, mais j’aurais très mal vécu les huit jours supplémentaires.

Donc j’étais revenu, et les coureurs étaient tous négatifs. C’est vraiment à ce moment-là, le mardi matin de la dernière semaine, quand on a tous les résultats, qu’on est tous soulagés. Je pense qu’on s’est pris dans les bras avec Pierre-Yves Thouault mon adjoint, et on s’est dit qu’on irait jusqu’à Paris.

LA FORCE QU’A EU LE CYCLISME, C’EST QU’ON A TRAVAILLE ENSEMBLE

Souvent, les journalistes me demandent si je suis soulagé à l’arrivée du Tour, j’ai envie de le dire pourquoi ? Là, cette fois, évidemment que la question était pleine de bon sens, même si en l’occurrence pour moi c’était cinq jours avant. Après, il y a eu le Tour d’Italie, le Tour d’Espagne, mais il y a eu du boulot, de toute l’équipe. Je ne vais pas dire que j’ai appris grand-chose, mais c’était simplement la confirmation de ce qu’avait pu me dire un de mes rédacteurs en chef de La Cinq, qui est mon expérience journalistique qui m’a le plus marqué, parce qu’on avait une liberté formidable, beaucoup d’épreuves cyclistes, tous les tournois de Tennis sauf Roland-Garros. Pierre-Luc Séguillon, du service politique de TF1 puis de La Cinq m’avait dit : « il ne faut compter que sur soi, mais on ne peut rien faire sans les autres ».

La force qu’à eu le monde du cyclisme, qui a plutôt mieux géré que d’autres l’année dernière, c’est que l’on a tous travaillé ensemble. C’est-à-dire que les représentants des équipes, les représentants des coureurs, de l’Union Cycliste Internationale ont été ensemble. David Lappartient nous disait mais donnez de nouvelles dates au Tour de France parce que, si vous avez des nouvelles dates, on pourra construire un calendrier, plus tardif, resserré, mais qui va exister. S’il n’y a pas de nouvelles dates pour le Tour, on ne pourra pas s’en sortir.

CHRISTIAN PRUDHOMME : QUAND TU ES AU PIED DU MUR, QUE TU N’AS PAS D’AUTRES SOLUTIONS…

Donc j’ai bien évidemment le souvenir de la mi-avril 2020, lorsque le lundi soir (le 13 avril), le Président de la République annonce que, le 14 juillet, il n’y aura pas d’évènement culturel, sportif, ça veut dire clairement qu’il faut changer les dates du Tour. On nous avait posé la question un peu plus tôt à Pierre-Yves Thouault et moi, et on avait répondu en même temps : « non, ça n’est pas possible ».

Et puis, quand tu es au pied du mur, que tu n’as pas d’autres solutions, … Le Président parle le lundi soir, 20h30, et le mercredi matin, 36 heures après, à 11h, on a une visio à l’UCI, avec les représentants des équipes et des coureurs. Là, ça n’est pas compliqué, il faut que j’ai eu tous les élus demain, donc le mardi, pour que le mercredi on puisse annoncer de nouvelles dates pour le Tour.

La réunion avec l’UCI, il y en avait une là, et la suivante était deux ou trois semaines après, et si on n’avait pas été capables de donner tout de suite les dates, ça aurait été : « il n’y aura pas de Tour » et ça serait parti en vrille dans tous les médias. Donc j’ai passé mes appels, ça me faisait 70 ou 80 personnes à joindre dans une journée, des gens qui ont un emploi du temps, qui avaient deux, trois trucs à faire quand même.

« CHRISTIAN, J’AI BIEN LU TON MESSAGE. FORMIDABLE, JE PENSAIS QUE CA N’EXISTERAIT PAS »

Tu appelles, tu as une personne, la deuxième tu l’as, la troisième tu ne l’as pas, elle te rappelle quand toi tu es avec quelqu’un d’autre, tu ne peux pas raccrocher parce que ça n’est pas un coup de téléphone de deux minutes, c’est cinq, huit, dix minutes par personne. Et j’ai eu le dernier texto, celui d’Anne Hidalgo, la maire de Paris, il devait être 22 heures, et elle m’avait envoyé un message en disant : « Christian, j’ai bien lu ton message. Formidable, je pensais que ça n’existerait pas ». Le mercredi, à 11 heures, on avait de nouvelles dates pour le Tour. Donc, ça certes c’est moi qui l’ai fait, en l’occurrence pas seul, mais tout le reste, avant, après, s’il n’y avait pas une équipe, on ne s’en serait pas sorti. L’organisation du Tour de France, c’est 250 réunions en temps normal, sans compter celles en interne.

On a l’habitude de parler aux préfectures bien sûr, aux villes, aux collectivités, au Ministère de l’Intérieur, au Ministère des Sports, mais on n’avait jamais parlé au Ministère de la Santé. On avait des réunions avec la Délégation Interministérielle aux Grands Evénements Sportifs (DIGES), avec le Centre Interministérielle de Crise (CIC). Donc on a découvert quelques titres barbares, des gens qui avaient envie de nous aider, c’est clair, mais d’abord envie de juguler l’épidémie, et en tout cas qu’elle ne puisse pas repartir. Il y a eu un boulot d’équipe, absolument remarquable.

Le jour où je passe par toutes les émotions (14 juillet 2016)

CHRISTIAN PRUDHOMME : JE VAIS ME PLANQUER DANS LE CENTRE DE COORDINATION

On arrive, donc il y a une échappée, on est derrière Thomas De Gendt qui gagne l’étape. Quand je sors de la voiture, il y avait beaucoup de monde, il y avait des gens qui étaient, on va dire un peu excités, très très voire trop enthousiastes. Comme nous avions du, à cause du vent, rapatrier l’arrivée du sommet du Ventoux au Chalet Reynard, il y avait un amas de public, et moins de barrières qu’il n’aurait du puisque, même à l’abri de la forêt, dans la première partie de l’ascension du Ventoux, le vent faisait tomber les barrières. Donc, à un moment, si le vent fait tomber les barrières, on ne les met pas, ça va être dangereux.

Tous les jours, quand je descends de la voiture, instinctivement, je regarde l’écran géant. Mais moi, je ne sais pas ce qu’il se passe. Peut-être que les téléspectateurs le savent déjà depuis trente secondes, une minute, moi je ne sais pas. Je pose les pieds par terre, je sors de la voiture, je regarde l’écran, et là je vois Froome qui court, à pied (revivez cet instant incroyable ICI). Et là, je me dis : « non, ça n’est pas possible ». Je pensais que des spectateurs l’avaient fait tomber. Là, je n’ai pas trente-six choses à faire, je vais avoir quinze micros sous le nez dans vingt secondes. Je vais me planquer, il n’y a pas d’autre mot, dans le centre de coordination, qui est à l’arrivée, avec les équipes qui gèrent la sécurité, pour savoir ce qui s’est passé et avoir des informations avant de parler.

ON N’ETAIT PAS A L’AISE, NOUS N’AVIONS PAS ETE PARFAITS

Ca, c’est la plus grande surprise que j’ai. Et encore, je dis ça, mais j’avais eu une autre surprise à l’arrivée de la 1e étape du Tour en 2013 (voir ci-dessous). Sur le 14 juillet, on reste longtemps avec les commissaires, eux qui ont décidé, mais moi je n’étais pas à l’aise, comme responsable de l’organisation. On a parlé de fait de course, sur Froome, mais ça n’est pas un fait de course. C’est une moto qui n’avance pas assez, la moto TV qui lui rentre dedans et les trois coureurs de tête qui tombent. Un fait de course, c’est un spectateur qui traverse.

Là c’est l’organisation au sens large, même si en l’occurrence ce sont les motos de presse, qui avait péché d’une certaine manière. Sur le fait que Froome n’ait pas été sanctionné, on a raconté tout et son contraire, mais pour moi, nous, on n’était pas à l’aise, parce que nous n’avions pas été parfaits.

Donc la décision qu’on prit les commissaires, je la comprenais parfaitement et j’étais honnêtement pour, sur ce coup-là. Ca n’était pas un chien qui avait traversé, non, c’était des motos de l’organisation, même si c’était la presse. En plus, il y avait deux motos pool (elles photographient pour tous les médias), elles ne doivent pas être au même endroit, il y en a une qui suit l’échappé et l’autre les favoris, à un moment elles n’ont pas fait le boulot. J’étais donc très mal à l’aise, et j’ai juste fait savoir que pour moi ça n’était pas un fait de course. Les commissaires m’ont plutôt suivi, ça a trainé, ça a duré évidemment.

CHRISTIAN PRUDHOMME : UNE CHAPE DE PLOMB EPOUVANTABLE QUI TOMBAIT SUR TOUT LE MONDE

On redescend, très en retard à notre soirée du conseil départemental du Vaucluse. Puis on apprend le drame (un attentat terroriste vient d’avoir lieu sur la Promenade des Anglais de Nice), et d’un seul coup, tout ce qui s’est passé sur la route est complètement dérisoire. Le lendemain matin, on a ce contre-la-montre en Ardèche, et on a une conférence téléphonique avec le directeur de cabinet du Président de la République, le cabinet du Ministre de l’Intérieur, le préfet, et la première question c’est : « Monsieur le directeur, pensez-vous qu’il faut continuer ? ». Ce sont des moments très forts, on est au 15 juillet, donc vous vous doutez bien que oui, il le faut. On ne peut pas céder devant la barbarie. Evidemment, tout le monde était d’accord avec ça.

Le directeur du Tour, la personne qui le dirige, elle a du poids pendant le Tour de France. Voilà, il y a eu ce contre-la-montre qui devait être une fête magnifique et qui était d’une tristesse absolue. Les coureurs étaient très très touchés car beaucoup d’entre eux vivent sur la Côte d’Azur. C’était vraiment une chape de plomb épouvantable qui tombait sur tout le monde.

Le jour où un bus bloque l’arrivée de la 1e étape du 100e Tour de France

« UNE ROUTE A 500 000 EUROS, ET PAS D’ARRIVEE ? »

Je suis dans la voiture. A mes côtés, Valérie Fourneyron, la Ministre des Sports, devant il y a Paul Giacobi, président de la collectivité territoriale de Corse. Ca n’était pas lui qui était au départ de l’aventure, ça n’était pas lui qui avait voulu le Tour, mais quand il était président il avait accéléré le processus. J’ai un coup de téléphone, de Fabienne Dalla Serra, qui travaille chez nous aux collectivités. Les gens qui suivent à la télé, encore une fois, ils savent déjà ce qu’il se passe. Et elle me dit : « Christian, il y a un bus d’équipe qui vient de s’encastrer dans la ligne d’arrivée. Je dois te dire qu’il n’y aura pas d’arrivée ».

Je suis tellement surpris que je répète ce qu’elle me dit. Donc les gens qui sont dans la voiture, Valérie Fourneyron, Paul Giacobi, m’entendent. Et à ce moment-là, Giacobi me dit (il prend l’accent corse) : « une route à 500 000 euros, et pas d’arrivée ? ».

Le Tour est accélérateur de travaux. La route, le dernier kilomètre, qui n’existaient pas, ont été terminés plutôt qu’ils n’auraient du l’être, et il avait payé pour. Elle a du être finie huit ou quinze jours avant le départ du Tour. Les coureurs qui étaient venus en reconnaissance se demandaient où était l’arrivée, elle n’existait pas encore. C’est la première fois de ma vie, mais j’avais simplement une cinquantaine d’années, que j’ai eu des sueurs froides. Je me suis liquéfié dans la seconde, j’étais trempé dans la seconde. Et puis finalement, il y a eu ce miracle, il y a malgré tout eu une arrivée, et heureusement, parce qu’autrement, je ne sais pas comment la suite se serait déroulée.

CHRISTIAN PRUDHOMME : IL PEUT TOUT SE PASSER SUR LA ROUTE DU TOUR

Ce sont des moments forts, mais c’est un peu ce qu’est le Tour : une vie en miniature. Trois semaines, quatre semaines où l’on passe par tous les sentiments, la joie, l’abattement, le bonheur, le suspens. Tu ne sais pas ce qui va se passer dans la minute qui suit. Cela me fait aussi penser au 14 juillet 2017, l’étape 100% Ariège, la magnifique victoire de Warren Barguil à Foix. On est partis, ça pète de tous les côtés, c’est formidable, et puis tout d’un coup, on entend dans la descente d’un col : « voiture tombée au fond d’un ravin, cinq personnes à bord ». Il se trouve qu’il n’y avait pas cinq personnes à bord, contrairement à la première annonce, il n’y en avait qu’une et que le gars était miraculé parce qu’à peine blessé. Mais il est tombé de trente mètres dans le ravin quand même.

Il peut tout se passer sur la route du Tour, à tout moment. Notre directeur de la communication dit souvent : « le Tour a beaucoup plus d’imagination que nous ». Tout est possible. Le maillot jaune qui court à pied, avoir un terrible orage de grêle puis une coulée de boue, des manifestants, … Tu peux essayer d’imaginer toutes les situations, tu ne les auras pas. Personne n’aurait imaginé ce maillot jaune à pied dans le Ventoux, absolument dément.

CHRISTIAN PRUDHOMME

Avec Mathéo RONDEAU

Retrouvez le premier récit de Christian Prudhomme ICI

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