Le cyclisme est un écosystème qui repousse les frontières du commun. Une galaxie aux mondes bien différents, mais tous plus extraordinaires les uns que les autres. C’est un jeu des sept familles. Il y a les grimpeurs, qui marquent l’histoire de leurs chevauchées héroïques à travers les nuages, les cimes, parfois la neige, escaladent à des hauteurs folles, terminent proches de l’asphyxie. Il y a les rouleurs, qui subliment l’effort solitaire mais rappellent aussi que l’on peut faire des choses inimaginables avec une bicyclette, comme rouler plus vite qu’une voiture. On pourrait citer la confrérie des puncheurs, ceux qui débranchent le cerveau au pied des ascensions, allument la mèche des pétards dont ils disposent en guise de jambes et se battent contre les pourcentages et contre eux-mêmes, cherchent à se dépasser toujours.
Rüdiger Selig (à gauche) félicite Jordi Meeus après son succès sur une étape du Tour de Hongrie cette année. Crédit : [BORA hansgrohe].
Le monde du sprint, fast and furious
Il faudrait des pages entières pour évoquer les baroudeurs, et celles qui suivent décrivent un cercle fermé, pendu à des caractéristiques physiques bien spéciales, des aptitudes mentales et sensorielles décuplées, le monde du sprint. Les sprinteurs, commodément nommés les « grosses cuisses », font trembler les barrières, à la manière de voitures de course. Effort court, vitesse folle (parfois dépassant les 70 km/h) et sécurité minimale. Un coup de guidon et tout le monde peut aller au tapis. Cela peut prendre des proportions considérables, Fabio Jakobsen s’est retrouvé en l’air, puis à terre, entre la vie et la mort pendant plusieurs jours, à la suite d’une chute sur le Tour de Pologne provoquée par Dylan Groenewegen. Rien ne pourra pourtant entacher l’image du sprint pur, car l’instant, quand il se déroule sans encombre, est délicieux.
La bataille des chefs dure dix secondes, mais ça n’est que le point final, la dernière mission d’une machine collective. Rares sont ceux qui s’en sortent seuls à l’heure actuelle (Wout Van Aert souvent, Peter Sagan parfois) et le train, cette image de coureurs les uns à la suite des autres se passant le relais pour protéger celui qui va sprinter, s’est totalement démocratisé depuis les monstres Saeco et Fassa Bortolo qui ont emmené Mario Cipollini et Alessandro Petacchi vers les records. A l’avant-dernier échelon des fusées, on retrouve les poissons pilotes. Nous avons demandé à deux d’entre eux, Rüdiger Selig (BORA-hansgrohe) et Rick Zabel (Israël Start-Up Nation), de vous présenter leur mission, leurs sensations, leurs émotions.
Poissons pilotes, une mission bien précise
Si les précédents maillons de la chaîne ne sont pas forcément des bolides – on retrouve notamment des rouleurs – les poissons pilotes font presque exclusivement partie du monde des sprinteurs. Un cercle très fermé, difficilement accessible, comme nous le disions plus haut : « Je suis sûr qu’il y a besoin des gènes. Vous pouvez vous entraîner pour devenir sprinteur, mais si vous n’avez pas les muscles, ou la puissance qu’il faut produire, vous n’avez aucune chance ». Prouver le contraire à Rick Zabel, fils d’Erik, six fois maillot vert et douze fois vainqueur d’étape sur le Tour de France, serait bien vain. Comme son compatriote Rüdiger Selig, c’est un sprinteur, il a déjà remporté des victoires, mais aujourd’hui, les deux sont surtout vus comme ceux qui les offrent.
« Tout d’abord, le but est d’arriver au dernier kilomètre en sécurité et sans problème. Après, je suis totalement concentré sur le fait d’amener mon sprinteur dans les premières positions jusqu’au panneau des 200 mètres. C’est aussi important de toujours essayer d’éviter de se retrouver bloqué au milieu du peloton ». Voilà comment Rüdiger Selig parle de son rôle, lui l’expérimenté à ce poste.
On demande à l’ex-coureur de Katusha, désormais sous les couleurs de BORA-hansgrohe, de disserter sur la science du train de sprint :« Le fait de se positionner ou non en tête du peloton dépend de plusieurs facteurs. Par exemple, s’il y a du vent de face, ou plutôt de côté. Cela peut aussi dépendre d’un final très sinueux où il vaut mieux se retrouver vers la tête, pareil dans les cas où on doit passer une montée ou une descente. Toutes ces choses sont importantes et c’est notamment pourquoi le timing est si décisif dans un final au sprint ».
« Nous gagnons en équipe »
Rendre une copie parfaite pour les poissons pilotes, c’est partir du panneau des 500m avec son sprinteur dans la roue, et le lâcher face aux autres fauves à 200m de la ligne, en tête si possible. Là, la situation n’est plus dans ses mains, il doit attendre l’arrivée pour être fixé. Généralement, quand le sprinteur dépasse son poisson-pilote aux 200m, c’est bon signe, la victoire n’est pas loin. Quand c’est le cas, Rick Zabel se sent « Bien ! Cela signifie que le travail est fait, la mission accomplie et je suis heureux quand mon sprinteur l’emporte comme je le serai si c’était moi qui gagnais. C’est ce à quoi une bonne équipe doit aspirer ». Discours très similaire du côté de Rüdiger Selig : « nous gagnons en équipe. Pour moi, l’émotion est la même si c’est mon sprinteur qui gagne que si c’était moi qui était capable de monter sur le podium ».
Tout connaisseur du cyclisme et de ces gaillards doit être à cet instant interpellé par une chose. Aussi bien que l’on parle d’égo surdimensionné pour certains attaquants au football, dont le plaisir est de marquer des buts, les sprinteurs ne carburent pas qu’à l’adrénaline de l’emballage final. Gagner est pour eux une nécessité, c’est le seul moyen de retirer du positif d’un sprint. Alors, comment les poissons-pilotes, qui ont déjà démontré qu’ils pouvaient remporter des sprints, ressentent-ils ce moment où l’on se rassoit pour laisser filer son sprinteur ? Gagner par procuration est-il vraiment une solution durable ? Rüdiger Selig répond promptement d’un « that’s my job (c’est mon travail) ». Et d’ajouter :« L’essentiel est que nous soyons bien positionnés, et dans ce cas je ressens toute la pression qui retombe quand le sprint est lancé et que je me suis écarté ».
Poissons pilotes, des bons et des mauvais moments
Rick Zabel n’a pas un point de vue très différent du sien : « En fait, pour moi, ça ne fait pas une si grande différence. Au lieu de sprinter des 500 aux 200 derniers mètres, vous le faites des 250 mètres jusqu’à la ligne. Le stress, la bagarre pour conserver la position est la même. Je pense que des mecs comme Michael Morkov ou moi peuvent aussi faire des résultats corrects dans un sprint mais nous sommes très bons dans notre mission et ce rôle de poisson-pilote est d’autant plus important pour une équipe ». Là, nous reviennent les mots de Sébastien Chavanel, que nous avions rencontré il y a quelques années (lire le portrait ici). Le français, lui aussi, était “ancien” sprinteur et s’était reconverti en poisson-pilote pour les meilleures flèches tricolores de la décennie, Nacer Bouhanni, Arnaud Démare et Bryan Coquard.
Le natif de Châtellerault soulignait l’importance de “ la mutualisation des compétences ainsi que la mutualisation générationnelle indispensables dans la réussite de tout projet ambitieux. Mettre son égo au service d’un projet et non le projet au service de son égo”. Poisson-pilote, c’est être aux anges quand ça gagne, et au fond du trou quand tout ne se déroule pas comme prévu. Rüdiger Selig l’approuve, l’échec “est toujours très décevant. Parfois, cela peut s’expliquer, il y a des raisons, comme une chute juste devant vous et là vous ne pouvez rien y faire. En revanche, si c’est parce que c’est de notre côté qu’il y a eu une erreur, ou que nous n’avions pas les jambes, c’est réellement frustrant”. Le travail peut donc aussi être postérieur à la course : “nous devons analyser ce qui ne s’est pas bien déroulé et essayer de faire mieux la fois suivante”, philosophe Rick Zabel.
Une relation clé avec le sprinteur
On comprend donc bien que le train de sprint est un vrai collectif, et pas une somme d’individualités. La victoire du sprinteur est le fruit d’une relation avec tous ses équipiers, la récompense d’un feeling qui se forge semaine après semaine, course après course. Si Rick Zabel juge la connexion sprinteur-poisson pilote avant tout professionnelle, l’amitié entre les deux n’étant “pas nécessaire, mais c’est certain que cela peut aider”, l’exemple de Rüdiger Selig est plus évocateur. Pascal Ackermann, qu’il côtoie depuis 2017, et lui ont créé un vrai lien : “Nous travaillons ensemble depuis désormais un bon nombre d’années, nous connaissons très bien l’un et l’autre et surtout nous nous faisons confiance, c’est la clé. Nous avons d’ailleurs déménagé vers la même région en Autriche pour être à même de s’entraîner ensemble facilement. Nous passons réellement beaucoup de temps ensemble et sommes de bons amis”.
Rick Zabel ne nie pas cet aspect et évoque à son tour la relation du poisson-pilote avec son sprinteur, mais durant la course : “cela dépend des qualités du sprinteur en montagne mais c’est vrai qu’on peut être vu comme un garde du corps. Poisson pilote et sprinteur, c’est une équipe à l’intérieur de l’équipe et nous devons veiller l’un sur l’autre”.
Les frissons de la victoire
Cette dimension psychologique est indéniable, même si elle n’est pas quantifiable. Au final, ce sont toujours les jambes qui font la différence, et quand celles de l’ensemble du train sont au rendez-vous, les victoires peuvent s’enchaîner. Les poissons pilotes interrogés se souviennent de ces moments de grâce ou de ces situations où emmener un sprint est avant tout un plaisir : Rüdiger Selig « pense qu’il y a deux ans, nous avions trouvé un collectif vraiment très fort et nous avions décroché un grand nombre de victoires. En particulier sur le Giro, nous avions fourni un excellent boulot avec deux succès d’étape et le maillot du classement par points (avec Pascal Ackermann) ».
De son côté, Rick Zabel retient « 2017 avec le Team Katusha Alpecin, avec Marco Haller, Nils Politt, Michael Morkov et Alexander Kristoff. Mais aussi cette année, avec Matthias Brändle, Alex Dowsett, ainsi que Davide Cimolai ou André Greipel ». Tout dernièrement, le fils du grand Erik a connu le succès. En tant que lanceur du Gorille de Rostock, qui a levé les bras sur la quatrième étape du Tour d’Andalousie (sprint à revoir ici). Il n’était pas le seul. Après s’être écarté, Rick a suivi assidûment l’effort intense de son compatriote. Et une fois qu’il avait compris que Greipel allait couper la ligne en tête, il a brandi le poing. Il avait fait son job, comme dirait Rüdiger Selig. Un sacré job.
Mathéo RONDEAU