Tawera Kerr Barlow et Ihaia West forment la charnière néo-zélandaise du Stade Rochelais. Le premier est arrivé en Charente-Maritime à l’été 2017, tandis que son compatriote l’a rejoint l’année suivante. Ensemble, ils ont connu la période la plus faste de l’histoire du club, de la finale de Challenge Cup en 2019 aux deux autres finales perdues contre Toulouse la saison passée. Tawera Kerr Barlow, demi-de-mêlée champion du monde 2015 avec les All Blacks, vit ses derniers matches en compagnie de Ihaia West, l’ouvreur rejoignant le RC Toulon au terme de cet exercice. Très complices, et en français dans le texte, ils se sont longuement livré sur leurs racines et leur association pour Sans Filtre.
Crédit photos : Stade Rochelais.
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Ihaia West – Le déclic ? Probablement à l’école
LES DEBUTS DANS LE RUGBY
Ihaia West. “Moi, c’était quand j’avais cinq ans, j’ai commencé le rugby dans le club de Havelock North (à l’est sur l’île du Nord). Et là-bas, il n’est pas question de jouer avec des crampons, on joue pieds nus et dès sept, huit heures du matin, ça n’était pas toujours facile !
Tawera Kerr-Barlow. C’est à peu près pareil pour moi, même si j’ai commencé le rugby en Australie, à Darwin. Il y fait très chaud, il y a énormément d’humidité, et on joue aussi sans crampons. Et après, mes autres souvenirs arrivent rapidement, c’est ma mère et mon père qui jouaient également au rugby.
I.W. Le déclic ? C’est probablement quand j’étais à l’école, je n’étais pas le meilleur, je n’écoutais pas forcément les professeurs (rires). J’aimais beaucoup le sport, le rugby en particulier. Et vers les quinze, seize ans, je me suis dit que je pouvais peut-être faire carrière là-dedans.
T.K.-B. Chez moi aussi, le sport était beaucoup plus naturel que la classe et l’école. Ma mère était un peu mon héroïne, elle jouait au rugby pour l’Australie, demi de mêlée elle aussi, j’avais envie de suivre son parcours. Aussi, je me rappelle que la première fois que j’ai regardé jouer les All Blacks, j’y ai vu Jonah Lomu. Et alors j’ai vite voulu lui ressembler un jour. Pas de jouer à l’aile (rires), mais c’est devenu un but pour moi de devenir joueur professionnel.
Tawera Kerr Barlow – En Nouvelle Zélande, chaque ville a son haka particulier
LA PLACE DU RUGBY EN NOUVELLE-ZELANDE
I.W. Le rugby, c’est une véritable culture en Nouvelle-Zélande. Quand les All Blacks jouent, tout le pays les regarde. S’ils gagnent, tout le monde est très heureux, et inversement s’ils perdent !
T.K.-B. C’est dans notre ADN. Un peu comme le football pour vous, tous les enfants y jouent lorsqu’ils sont jeunes. En Nouvelle-Zélande, on a beaucoup plus tendance à jouer avec le ballon de rugby, c’est la différence.
La culture du rugby est extrêmement profonde au sein de la culture maorie. C’est le sport principal de notre région, notre sport préféré. Le rugby est quelque chose qui vient plus naturellement pour un maori que pour un autre, même si on aime beaucoup ça dans toute la Nouvelle-Zélande.
I.W. Oui, le rugby est omniprésent dans la culture maorie. Si tu regardes un match où deux écoles s’affrontent, les deux équipes vont faire un haka avant la rencontre ou d’autres choses rituelles.
T.K.-B. Comme le dit Ihaia, chaque « tribe » (tribu), chaque ville a son haka particulier, c’est quelque chose de très spécial. C’était une bonne sensation lorsque j’ai fait mon premier haka pour les All Blacks. Mais à l’époque, j’avais déjà fait le Ka Mate plusieurs fois puisque c’est le haka national, en Nouvelle-Zélande. A chaque fois que l’on doit faire un haka, c’est particulier, mais je dirai que ça l’est légèrement plus quand c’est pour les All Blacks. Pour les Maoris All Blacks également, on est très fiers de jouer pour eux. On a joué ensemble une fois ?
I.W. Deux fois, non ?
T.K.-B. Ah oui, les Lions et les USA.
I.W. C’est pareil pour moi. Quand j’ai joué pour les Maoris All Blacks pour la première fois, c’était très spécial pour moi et ma famille. C’est vrai que pour les Maoris, c’est un peu la meilleure équipe que l’on peut atteindre avec les All Blacks. J’y étais, j’avais la chance de jouer avec cette équipe, c’était exceptionnel.
T.K.-B. C’est aussi une semaine spéciale, autour du match, ça n’est pas comme une équipe normale. On chantait notre “hymne”, il y a toujours un esprit qui nous entoure et nous rassemble. C’est presque plus une question d’esprit que de rugby, c’est naturel pour nous. L’engagement est très important.
Ihaia West – On aime beaucoup la France maintenant
L’ADAPTATION ET LES DIFFERENCES EN FRANCE
I.W. Tu es arrivé en premier mec, à toi (rires).
T.K.-B. C’était très difficile pour moi, pour nous je pense – ma femme et ma fille à l’époque – de faire le choix de venir. Je ne parlais pas du tout français, je ne connaissais rien quand je suis arrivé, bon je ne parle pas bien maintenant (rires), un peu mieux. Je considérai alors que c’était délicat d’aller vivre en France si on n’en parlait pas la langue. Mais petit à petit, on apprend. J’ai deux enfants qui sont nés à La Rochelle. J’en ai trois qui vont à l’école et ma plus petite est à la crèche. Maintenant, on est intégrés et très contents. Mais quand on est arrivés, c’était différent, par rapport au rugby également.
Je pense que j’ai pris le temps de ma première saison pour m’adapter au jeu en France. Depuis, c’est génial, j’apprécie beaucoup d’être ici. Et j’avais très hâte quand Ihaia est arrivé. Je pense que cela a été plus naturel pour toi que pour moi.
I.W. Pour moi, c’était ressemblant. Ce fut très compliqué de prendre la décision de signer ici. Ma femme et moi étions prêts pour partir vers une nouvelle expérience. Mais comme tu l’as dit, les trois, quatre, cinq premiers mois étaient assez difficiles, avec la barrière de la langue, les différences culturelles notamment. Maintenant, on aime beaucoup la vie en France, on parle un peu français. Il faut dire qu’au début, même si ça a été délicat, c’était plus facile d’avoir un n°9 – et même un n°8 comme Victor (Vito) ou encore Wiaan (Liebenberg) – qui pouvaient parler anglais ou nous traduire.
Tawera Kerr-Barlow – Je préfère jouer ici, cela convient mieux à mon jeu
T.K.-B. En France, cela me parait plus important d’avoir une grosse conquête, tout d’abord. Ensuite, la grosse différence est que la saison commence en été, que l’on traverse l’hiver et que l’on finit l’été suivant. Cela nécessite de changer son jeu selon la saison, la météo. C’est quelque chose que l’on n’a pas en Super Rugby. Autre changement, c’est le comportement des gens. Ici, vous êtes très lucides, très libres de ne pas forcément respecter votre plan de jeu. En Nouvelle-Zélande, on est peut-être plus organisés, mais aussi fermés dans une ligne à suivre. Personnellement, je préfère jouer ici, cela convient mieux à mon jeu. Désormais, le niveau entre les deux rugby se rapproche. Le match contre les All Blacks, c’est vous qui gagnez.
I.W. Je suis d’accord avec « T » (prononcer à l’anglaise, [ti]). Il l’a dit, la saison ici en France est très longue, alors que le Super Rugby en Nouvelle-Zélande est comme un sprint. Tu ne peux pas démarrer par deux ou trois défaites, sinon c’est terminé pour toi. Aussi, l’adversité est différente, ici. Ton jeu dépend beaucoup de l’équipe contre qui tu joues. Il y a plein d’équipes qui aiment avoir la main sur le ballon – comme chez nous – mais aussi d’autres qui vont miser sur la mêlée, les ballons portés, pour prendre des pénalités, ou taper beaucoup au pied. Il y a besoin de beaucoup d’adaptation.
Et aussi, il aime beaucoup l’argent ici (rires). Il a un gros contrat !
T.K.-B. C’est pour ça qu’il bouge en fin de saison !
I.W. Non, ça n’est pas vrai. (Il se reprend). Si, c’est pour ça (ils explosent de rire) ! Il a re-signé trois ans et a pris tout l’argent, il n’y a plus rien. Donc j’avais besoin de partir.
Une différence dans le quotidien ? Le temps pour le repas du midi (ils sourient). En Nouvelle-Zélande, tout le monde travaille toute la journée, alors qu’ici beaucoup de monde a sa pause méridienne. Aussi, j’aime bien la culture « apéro » ! Beaucoup de gens font un apéro avant le repas, c’est sympa. Quoi d’autre ?
T.K.-B. C’est l’équilibre entre le travail et la vie. En France, vous avez un bon équilibre. Tu vis pour la vie, pas pour le travail. En Nouvelle-Zélande, c’est un peu plus l’inverse. Il faut travailler, travailler, travailler. Ici, l’équilibre est très bien pour nous, les Maoris (rires). Aussi, on est beaucoup plus proche du reste du monde en France. La Nouvelle-Zélande est « sous le monde », c’est très cher de voyager vers l’Europe ou les Etats-Unis.
Ihaia West – A l’école, je jouais déjà contre lui
LEUR ASSOCIATION
I.W. A l’école, je jouais déjà contre lui. Ils avaient la meilleure équipe de Nouvelle-Zélande, et on était une petite école…
T.K.-B. (Il coupe) Arrête, vous n’avez pas une petite école !
I.W. Pas comme vous en tout cas (sourires). Ils ne perdaient jamais pendant la saison, mais ils n’avaient pas gagné contre nous ! On avait fait match nul.
T.K.-B. Il sait très bien parler français quand il veut (rires). En effet, c’était la première fois que j’ai joué contre Ihaia. La deuxième fois, on a joué ensemble, avec les Chiefs (West y était prêté en 2014) lors d’un match de pré saison contre les Queensland Reds. On avait joué la première mi-temps.
I.W. Tawera, c’est un mec qui a joué pour les All Blacks. Un très bon joueur, il peut porter le ballon, jouer avec les avants autour des rucks. Il a une bonne passe, parfois (rires). C’est presque facile pour moi, pour un n°10, de jouer avec un demi de mêlée qui a ses qualités.
T.K.-B. C’est notre quatrième saison ensemble maintenant. Ihaia est un joueur qui sait tout le temps s’adapter sur le terrain, toujours tranquille. Il faut un n°10 lucide, posé, dans les cas où l’adversaire nous offre une autre image, un style différent, on peut s’adapter. Les bons ouvreurs sont capables de faire ça, et c’est quelque chose que j’aime à propos de Ihaia. Je pense qu’on est assez similaires dans notre jeu, on voit les mêmes choses sur le terrain. Donc l’alchimie est très facile à faire. Il va me manquer quand il va partir (sourires), mais c’est toujours un plaisir d’être ensemble.
On doit trouver les bonnes solutions pour l’équipe
I.W. Des défauts ? Oui, son dos (rires). (Il hésite) Non, je ne sais pas, peut-être qu’on peut faire des erreurs ensemble. On vient de Nouvelle-Zélande, on a envie d’attaquer tout le temps ou presque, et parfois il faudrait trouver un meilleur équilibre entre attaquer et occuper au pied, mettre la pression sur l’adversaire. Mais je pense qu’on a amélioré cette attitude.
T.K.-B. Tout le monde peut faire un mauvais match, ça m’arrive. Mais normalement, ce qui est bien avec notre association, c’est que si je ne suis pas en forme, lui l’est, ou l’inverse. En France, c’est compliqué si la charnière n’est pas bien. Mais il est très fort sur le terrain.
I.W. On a besoin d’être lucides, très important, car le n°9 et le n°10 prennent les décisions, sont les leaders de jeu et de l’attaque. On doit trouver les bonnes solutions pour l’équipe. La connexion doit bien passer et, évidemment, il faut de bons skills – la passe, la qualité du jeu au pied.
T.K.-B. Si tu vois, si tu ressens la même chose que ton compère, c’est toujours plus facile pour jouer.
MODELES D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
T.K.-B. Ma mère était mon idole. Elle était demi de mêlée, elle a joué pour l’Australie. J’avais l’envie de suivre son parcours, elle m’a montré le bon exemple.
I.W. Quand j’ai commencé le rugby, le plus grand joueur de notre club était Jarod Cunningham (un arrière passé par les London Irish notamment). Pour moi, c’était la légende quand j’étais jeune ! Il a été ma première idole, et après il y a eu des mecs comme Carlos Spencer, Dan Carter qui ont longtemps été les ouvreurs des All Blacks. Ils savaient tout faire sur un terrain.
Ihaia West – Marcus Smith est peut-être le meilleur n°10 du monde
T.K.-B. Antoine Dupont, c’est évident, il est le meilleur demi de mêlée du monde actuellement. J’aime beaucoup le regarder, son jeu est exceptionnel. Evidemment, Aaron Smith et TJ Perenara que j’ai connus, je continue de les suivre. Mais Dupont est hyper fort.
I.W. A l’heure actuelle, je regarde beaucoup Marcus Smith aux Harlequins. Pour moi, c’est un super joueur qui a toutes les qualités, qui peut tout faire, courir ballon en main, donner un coup de pied d’attaque millimétré. Pour moi, il est peut-être le meilleur n°10 du monde en ce moment.
T.K.-.B. Baptiste Serin (le futur équipier à la charnière de Ihaia West au RC Toulon) est fort aussi (rires).
I.W. Ah ouais, très fort. Mon pote !
PROJECTIONS D’AVANT-MONDIAL 2023
I.W. C’est clair que le rugby français est en bonne position, notamment grâce aux ouvreurs. Romain Ntamack et Matthieu Jalibert jouent bien, ils font tout et c’est nécessaire dans le rugby actuel de savoir tout faire. Mais il faut se dire qu’il n’y a pas que ces deux-là non plus, il y a d’autres très bons n°10 français en Top 14 comme Léo Berdeu, Antoine Hastoy, Louis Carbonel. C’est bon pour l’équipe de France en ce moment !
T.K.-B. Il s’y connaît plus à propos des demis d’ouverture que moi, mais je pense qu’on est chanceux d’en avoir deux (Beauden Barrett et Richie Mo’Ounga), comme vous, en ce moment. Les deux sont de classe mondiale, ça ne doit pas être facile pour les entraineurs actuels de choisir, mais ça reste une chance.
Tawera Kerr-Barlow – Vous avez une bonne génération en ce moment
I.W. C’est bon pour l’équipe de pouvoir compter sur deux mecs comme eux, qui peuvent se pousser entre eux afin de donner le meilleur pour le collectif. Le sélectionneur va avoir la lourde tâche de choisir le bon !
La Coupe du monde, c’est encore loin. C’est très bon pour l’équipe de France, bien pour le pays de voir des matches comme ça au Stade de France contre les All Blacks (interview réalisée avant le Grand Chelem). Il y a encore beaucoup de temps, de choses qui vont se passer avant de se retrouver à la Coupe du monde. Mais j’ai hâte, parce que je suis français maintenant (rires).
T.K.-B. Il est français !
I.W. J’étais pour l’équipe de France, toi aussi !
T.K.-B. Je suis d’accord avec Ihaia. C’est évidemment bon sur le moment. Mais on a déjà vu les Blacks jusqu’à la Coupe du monde 2011. On gagnait tout entre les échéances, et on perdait les Coupes du monde (pas de titre entre 1987 et 2011). La Coupe du monde, c’est différent. Vous avez une bonne génération en ce moment.
Ihaia West – Je veux partir d’ici avec quelque chose de spécial
UNE DERNIERE CONQUETE COMMUNE
I.W. Les deux finales ont été dures à avaler. Je pense qu’on a joué le meilleur rugby sur celle de Champions Cup. Ouais, on était quatorze, on jouait bien, mais on manque un peu de précision, mes tirs aux but, des choses comme ça. Il a fallu encaisser, mais c’était peut-être plus facile de se relever parce qu’on avait encore la fin du Top 14. On a essayé de finir fort. Et sur la finale du championnat, on a probablement joué notre pire match de la saison. Ca a été compliqué pour toute l’équipe, le club en entier, d’être là au Stade de France et de ne pas jouer comme on devait, comme on pouvait. Et après ça, on était en vacances, on a gardé la sensation longtemps pendant la coupure.
T.K.-B. La chose la plus importante pour nous, c’est de pouvoir apprendre de ces deux finales perdues. Cette saison, on manque un peu de stabilité, de cohérence dans nos performances. Pendant deux semaines, on est forts, et les deux semaines suivantes on est plus moyens. Mais je sens que nous sommes dans une bonne passe. Si on peut améliorer deux, trois choses, on va être là. On apprend la leçon de la fin d’année dernière. Je pense qu’on va monter en puissance maintenant.
(on demande qui des deux a le plus peur d’affronter l’autre la saison prochaine)
I.W. Peut-être lui (rires).
T.K.-B. Ah, il est pas mal, il est très rapide ! Pour l’instant, on est concentrés sur cette saison, on profite du temps qu’il nous reste à passer tous ensemble, tout le groupe d’ici la fin. Je ne pense pas encore à la saison prochaine, je consacre toute mon énergie sur le présent.
I.W. Quand je jouerai contre La Rochelle la saison prochaine, je ferai très attention, parce qu’après que j’aurai fait ma passe, il viendra me désosser (rires).
T.K.-B. Je vais aller chercher les côtes !
I.W. Mais, comme il dit, on reste focus sur cette saison. Je veux partir d’ici avec quelque chose de spécial. C’est mon rêve, gagner le premier titre du club. Comme il dit, on est un peu comme-ci, comme ça, mais on est encore dans le coup dans les deux compétitions. Il reste du temps, on peut y arriver. »
retrouvez l’interview de leur coéquipier au centre ou à l’aile Jules Favre ICI