Fabian Cancellara, Tony Gallopin, Geraint Thomas, Julian Alaphilippe, et maintenant Primoz Roglic. Depuis 2012, en cinq escalades de la Planche des Belles Filles, le maillot jaune du Tour de France a toujours changé d’épaules. Lors des quatre premiers passages, cela avait toujours semblé logique, normal, non pas qu’hier c’eut semblé illogique, anormal. Ce fut plus quelque chose d’inattendu, de fabuleux, de sensationnel.
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Trente-six kilomètres en enfer pour Primoz Roglic…
La performance de Tadej Pogacar, deuxième du général à 57 secondes de son compatriote leader du général, sur le seul contre-la-montre de cette Grande Boucle, peut légitimement entrer dans la dimension de l’unique, du jamais-vu, tant elle était inespérée au départ hier matin. Primoz Roglic, tellement inébranlable jusqu’alors et la Jumbo-Visma, si irrésistible, ont tout perdu en l’espace de trente-six kilomètres. Comme si, à l’image des sirènes de la mythologie qui firent s’écraser les bateaux des navigateurs enivrés par leur mélodie, le chant des belles filles de la Planche avait fait perdre pied à Primoz Roglic, à tel point qu’il coule sur l’exercice qui lui offrit ses premiers exploits professionnels.
Il n’y a guère plus d’explications au naufrage – tout relatif bien entendu, Roglic finissant 5e de l’étape – du tenant du titre de la Vuelta et leader du Tour pendant onze jours cette année. Si, ils étaient un certain nombre de suiveurs devenus coaches mentaux hier soir, à dire que le visage de Primoz Roglic était différent lors de la reconnaissance, qu’ils sentaient que quelque chose allait arriver. Bien sûr.
… Presque impronosticable
Il n’y a qu’à lui qu’appartient la vérité, et le slovène lâchait à l’arrivée, simplement : « Je n’ai pas réalisé que je n’étais pas dans une bonne journée avant de débuter le chrono […] J’espérais qu’il ait aussi des moments difficiles… » (L’Equipe). Certes, un tel effort individuel disputé en fin de troisième semaine de Grand Tour dépend d’un nombre important de critères physiques et psychologiques, mais il était quasiment impossible de prédire, plus que l’immense performance de Tadej Pogacar, le craquage insensé de son aîné slovène. Aérien en première semaine, conservateur en deuxième, puis métronome sur les pentes de la Loze et des Glières, Roglic a connu son premier et seul coup d’arrêt hier, au pire moment.
Sur contre-la-montre, c’était arrivé à Laurent Fignon il y a trente-et-un ans, au terme d’un scénario autrement plus cruel. Plus récemment, cela aurait pu empêcher, à cause de crevaisons, Jean-Christophe Péraud de conquérir la deuxième place à Thibaut Pinot sur les routes de Périgueux en 2014.
Malgré une incroyable équipe Jumbo-Visma qui a régné sur ce Tour de France
L’incroyable s’est donc produit. Dépourvu de l’aide de son armada Jumbo-Visma, Sepp Kuss et Wout Van Aert en tête, royaux et loyaux durant les grandes étapes de montagne, Roglic a semblé s’être heurté à un mur invisible. Celui qui l’a empêché physiquement, mais sans doute beaucoup plus mentalement, de remporter ce Tour qui lui tendait les bras. Peut-être même qu’il ne se sentait pas si mal que cela, en fait.
Peut-être aura-t-il suffit qu’il parte légèrement en dedans et qu’on lui signale que son dauphin lui avait grappillé treize secondes dès le premier intermédiaire pour que le doute s’engouffre et ne le lâche plus un instant. Il s’est ensuite démobilisé, le geste paraissant tellement plus désordonné que la démonstration de Pogacar, en harmonie avec sa machine. Enfin, alors que le général virtuel basculait, il lui fallut de trop longues secondes pour laisser son vélo de chrono et enfourcher une bicyclette classique au pied de la montée finale.
Tadej Pogacar leur a joué un mauvais Tour…
A l’inverse, Tadej Pogacar a réalisé la course de sa vie. Roglic et les siens étaient au courant, le slovène d’UAE leur avait fait tourner la tête dans tous les sens lors de la précédente Vuelta, qu’il avait terminé sur le podium (3e). Alors que l’heure est déjà au débrief, on retiendra que les Jumbo-Visma n’ont pas cherché à reprendre « Poga » suite à son attaque dans Peyresourde (8e étape). A l’arrivée, il avait repris quarante des près de quatre-vingt secondes perdues sur les routes ventées de Lavaur. Le reste n’a fait que dépendre des jambes de Primoz Roglic, puisque Tadej Pogacar s’est toujours accroché à sa roue.
… Avec beaucoup de panache
Bien souvent, ce dernier n’a pas hésité à tenter, sortant du groupe maillot jaune alors que le rythme était insoutenable. Peyresourde, Marie-Blanque, Néronne, Pas de Peyrol, Glières, il aura marqué de son sceau un nombre incroyable d’ascensions de cette Grande Boucle. Toujours à l’affut du moindre mouvement de son compatriote Roglic pour lui chiper la moindre bonification aux arrivées, c’est ainsi qu’il parvint à rester dans le match, rester une menace perpétuelle jusqu’au graal, ce contre-la-montre où il a tutoyé les sommets.
La Slovénie réalise un incroyable Tour de France
Avec deux hommes aux deux premières places du Tour, la Slovénie vient d’entrer de plain pied dans l’histoire de la course, offrant son premier vainqueur final, le plus jeune de l’histoire moderne qui plus est (21 ans et 363 jours). Egan Bernal était destiné à régner sur la planète des Grands Tours, alors que dire de Tadej Pogacar.
De nombreux records dans les montées des cols du Tour de France
Il restera de ce Tour de France d’incroyables performances. Puisqu’on n’a actuellement pas le droit de s’en questionner, qu’il faut plutôt en profiter sans arrière pensée – le cyclisme n’ayant jamais fait parler de lui sur le sujet dopage -, il faudra simplement retirer des faits ici et là : de nombreux cols qui virent leurs records d’ascension battus voire explosés comme hier sur l’ascension de la Planche (16’10’’ pour Pogacar, 1’11’’ de moins que le KOM) ; certains noms qui font frémir dans l’entourage de Tadej Pogacar.
Le comportement qui reste à éclaircir du DS de Jumbo-Visma au sommet de la Loze ; Wout Van Aert, qui est un belge couteau-suisse, capable de remporter des sprints massifs, finir 3e d’une étape de haute montagne, donner le tempo aux favoris dans le col de la Loze et de boucler le chrono de la Planche en 4e position avec le 3e temps de la montée finale. On ne peut que s’incliner devant ces chiffres qui font envie à quiconque. On ne doit pas oublier que ce qu’à fait Van Aert sur ces trois semaines, cette palette de performances, est unique au XXIe siècle.
Le Tour de France est impitoyable pour ses blessés
Il restera aussi de cette Grande Boucle des visages humains, les masques de souffrance d’Egan Bernal, Nairo Quintana ou Thibaut Pinot, le regard sans expression, vide, de Primoz Roglic hier, les larmes de Julian Alaphilippe à Nice, l’émerveillement de Richie Porte ou Michal Kwiatkowski, décrochant enfin leur rêve. Ce sont aussi des noms qui ont pris rendez-vous avec l’avenir, des Marc Hirschi, Soren Kragh Andersen, Daniel Martinez et Lennard Kämna, brillants opportunistes, vainqueurs étincelants de magnifiques étapes.
Ce fut la succession de Peter Sagan, enfin battu à la régulière pour le gain du maillot vert par Sam Bennett, vainqueur sur des sprints massifs, au même titre que Kristoff, Ewan et Van Aert. Cela restera bien entendu le Tour des premiers amours avec le grand public pour Benoît Cosnefroy, Nans Peters, Rémi Cavagna et Quentin Pacher, un retour proche de la grâce de Pierre Rolland et Bryan Coquard, l’abnégation d’un Guillaume Martin, la malchance de Romain Bardet.
Et ce final, toujours époustouflant, sur les Champs. Comme si rien n’avait changé, ni les hommes, ni le temps. Ce Tour de septembre fut une vraie parenthèse enchantée. Pour le pire (les critiques), surtout pour le meilleur (le spectacle). Allez, espérons, pour l’éternité.
Mathéo RONDEAU