En complément de notre campagne de sensibilisation contre le racisme, la rubrique Sans Filtre et en Couleurs met en avant des sportifs d’exception qui nous partagent des récits de vie profonds sur des sujets comme le vivre ensemble ou la lutte contre les discriminations.
Le couple formé par Inès Boubakri et Erwann Le Pechoux est devenu l’une des plus belles histoires de la dernière olympiade lorsque les deux amoureux ont remporté chacun une médaille olympique pour leur pays. Mais une longue histoire précède cette consécration sportive commune où le hasard s’est mêlé pour que la jeune espoir tunisienne rencontre le fleurettiste français. Dans cette seconde partie, ils se confient sur leurs réussites olympique et sur la fierté de prouver l’alliance positive de leur deux cultures.
ÊTRE ESCRIMEURS ET MÉDAILLES OLYMPIQUES
E : Je pense qu’il y a plus de points positifs à faire le même sport. Un des seuls points négatifs va être quand nous avons des agendas complètement différents et là on peut ne pas se voir pendant longtemps. C’est le cas pendant les Championnats du Monde où elle s’entraîne avec son entraîneur et tire pour la Tunisie alors que moi je dois suivre l’équipe de France. Pendant un mois, un mois et demi on ne se verra que très peu voire pas du tout.
I : A contrario on a vécu des compétitions ensemble où on a eu tous les deux des médailles et là ce sont des moments extraordinaires qu’on partage ensemble.
E : Il y a deux ans à Shanghaï, le samedi Inès a fait son tournoi, moi je l’ai suivi, je l’ai encouragé, j’étais vraiment derrière elle. Elle a finalement décroché la médaille de bronze.
I : Et le lendemain c’était à mon tour d’aller encourager Erwann, de stresser avec lui et de finalement exploser de joie, car il décroche aussi la médaille de bronze.
E : Il n’y a pas beaucoup de couples d’escrimeurs et même de sportifs qui font le même sport, nous avons cette chance-là donc ce n’est quasiment que du bonheur 🙂
I : Ça nous permet également de nous analyser l’un et l’autre après les compétitions et même pendant. Personnellement, je le fais beaucoup avec Erwann. Il a bien-sûr ses entraîneurs et j’ai confiance en eux, de plus il a assez d’expérience, mais je peux parfois avoir un regard différent et j’aime partager mon avis. Peut-être qu’il les écoute ou pas (rires), mais j’aime beaucoup son style de jeu et donc ça me plaît de faire ça. Il est très tonique et rapide. Vu qu’il n’est pas très grand, il doit toujours être en mouvement. En plus vu qu’il va très vite avec son bras, il est très difficile à toucher. Quand je suis derrière lui, j’essaye de lui rappeler de bien bouger et de bien utiliser ses jambes pour varier le rythme et la distance. Lui est amené à me coacher parfois quand je pars sans entraîneur.
E : Quand je pars sur un tournoi, nous sommes 12 en compétition, donc il y aura toujours du monde autour. Alors qu’Inès est souvent seule, ou seulement avec un entraîneur. Elle a un staff beaucoup plus limité que le mien donc c’est vrai que c’est plus facile pour moi d’être derrière elle si besoin.
En revanche quand je finis un tournoi moi je préfère passer au suivant, Inès quant à elle aime bien l’analyser, en discuter, etc. On passera forcément un peu de temps sur ça. Nos médailles à Shanghai montrent l’impact positif que l’on peut avoir l’un pour l’autre. Inès était toute seule, j’étais son entraîneur et le lendemain elle était juste derrière mon coach pendant mes matchs.
This is custom heading element
E : Cette relation que nous avons sur et en dehors de la piste est connue et acceptée par tout le monde. L’escrime est un petit milieu où tout le monde se connaît. On vit la compétition de l’autre encore plus intensément que pour la nôtre. Du coup quand c’est possible d’être sur le bord de la piste, de coacher et d’aider l’autre c’est des supers moments. Pour nous c’est bien plus fort de partager un match et une victoire à deux que tout seul dans son coin de gymnase.
I : Les derniers Jeux Olympiques ont été marquants pour nous. C’était un grand moment encore une fois partagé.
E : C’était quelque chose de très fort, car Inès devenait un symbole en étant la première tunisienne et également la première Africaine médaillée en escrime ! Je me souviens d’ailleurs d’une de ses phrases, juste après avoir dit les choses habituelles “j’en reviens pas, c’est magnifique”. Elle m’avait dit “imagine-toi dans 2 jours si tu es médaillé aussi !” Je n’étais pas tout seul, mais en équipe, peut-être que la manière dont j’ai tiré et le niveau que j’ai eu ce jour-là sont liés à l’exemple qu’Inès m’avait montré deux jours avant.
I : Dans un couple sportif, il pourrait y avoir de la jalousie ou de la comparaison, mais je ne le conçois pas comme ça pour nous. Nous ne sommes pas dans la même catégorie, le but est de partager nos émotions et pas de se les renvoyer l’un à l’autre.
E : Oui exactement, je me rappelle lors de la médaille d’Inès, nous l’avons célébré le soir alors que j’avais mon épreuve deux jours après, et je crois que je n’ai jamais autant pleuré cette fois-là que pour une de mes médailles. De plus, vu notre parcours bien différent nous ne pouvons pas nous comparer. Et ce ne serait pas quelque chose de sain.
NOTRE DOUBLE CULTURE : ENTRE TUNISIE ET FRANCE
I : Nous représentons deux nations différentes. C’est un point important également de notre relation.
E : Moi je la pousse à devenir française pour récupérer des médailles (rires). Non je plaisante, mais c’est vrai que c’est particulier. Il y a beaucoup de facilités quand on est français en escrime, le staff, les infrastructures ou le suivi. De plus par équipe nous sommes plutôt performants ce qui fait une chance de médaille supplémentaire. Inès doit en revanche gérer pas mal de choses seule et ça rend l’histoire encore plus belle.
I : Je vis en France depuis quelques années, mais mon pays c’est la Tunisie. Je suis toujours fier de représenter cette nation lors des compétitions internationales.
E : Je pense qu’elle est soutenue de la part des deux pays. Et moi-même quand elle rencontre une française je soutiens ma femme avant tout. Les filles françaises le savent de toute façon et le comprennent, je pense. J’évite juste d’en faire des tonnes par respect pour des filles que je vois après toute l’année en Équipe de France bien sûr.
I : Moi la situation ne s’est pas présentée, l’escrime tunisien a encore besoin d’évoluer pour qu’on ait quelques tireurs pour faire face aux français, italiens & Co.
E : La ferveur est différente là-bas, je me souviens quand elle est allée en Tunisie après les Jeux, les gens l’arrêtaient dans la rue pour prendre des photos et demander des autographes, moi ça ne m’est jamais arrivé en France.
I : C’était génial ce sentiment, j’étais très fier de voir tous ces gens heureux, heureux pour moi, mais aussi pour avoir montré une bonne image de la Tunisie lors de ces JO.
E : Ça lui a notamment permis de représenter la femme arabe pour Nike dans le monde.
I : Après les JO je me souviens d’une petite anecdote. Nous avons fait le buzz, car nous nous sommes fait un bisou quand je me suis dirigé vers les gradins pour partager ma joie avec mes proches et donc Erwann. Cette petite chose bénigne a été partagée sur les réseaux sociaux et dans quelques médias, car c’est vrai qu’en Tunisie nous avons des traditions. Ils ne pensaient pas que c’était mon mari en plus, et bon c’est vrai que même si ça l’est on ne doit pas trop montrer autant d’affection, mais c’était les JO et c’est tout à fait normal pour moi d’avoir agi comme cela. Il y avait deux clans avec les pros et les contres, les pros qui disaient qu’il fallait justement montrer le visage moderne de la femme tunisienne, et montrer de l’amour aux gens, et les contres, un peu plus traditionnels qui disaient que je ne respectais pas notre religion et nos traditions. Mon frère a dû intervenir sur la radio nationale pour expliquer qu’Erwann et moi étions bien mariés et que c’était juste un bisou après une médaille historique pour notre pays, donc il fallait plutôt retenir le positif.
Mais nous sommes fiers de notre couple franco-tunisien. Nous avons été d’ailleurs invités par l’ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d’Arvor. Je trouve que ça donne un exemple, si deux personnes s’aiment et veulent vivre quelque chose ensemble, personne n’a le droit de les en empêcher pour une raison ou une autre, que ce soit la nation, la couleur de peau ou la religion. Après c’est difficile dans le monde actuel, d’entretenir une relation entre un Européen occidental et une Arabe. Mais il faut être ouvert, patient pour prendre le temps d’expliquer les choses, d’apprendre à connaître la culture de l’un et l’autre, se faire accepter par les familles respectives, mais au final c’est dans un but qui ne peut qu’être positif.
E : Nous avions été interrogés d’ailleurs sur cela en Tunisie, mais moi j’ai toujours reçu un accueil très chaleureux à chacune de mes venues. Les gens que nous avons rencontrés étaient très ouverts et c’est à prendre en exemple. La Tunisie a toujours été en avance sur des points comme la liberté de la femme, son émancipation, et est un pays moderne.
Il faut juste appliquer cette notion de respect de l’autre et je ne vois pas où il pourrait y avoir des discordances.