Cyclisme – Jacopo Guarnieri – Tu oublies que ça n’est pas toi qui a gagné

Il va lancer Arnaud Démare sur les routes du Tour de France pour tenter de décrocher des succès de prestige. Jacopo Guarnieri vous présente son métier de poisson pilote.
Jacopo Guarnieri
Jacopo Guarnieri

Comme les coureurs préparant le Tour de France, Sans Filtre monte en puissance avant le Grand Départ. Deux jours après avoir découvert la mission bien particulière des poissons pilotes, éléments essentiels des sprints (article à retrouver ICI), nous vous proposons un entretien exclusif sur ce thème des lanceurs, avec l’un des maitres actuels en la matière. Si Arnaud Démare décroche tant de victoires au sprint depuis plusieurs saisons, c’est en partie grâce au travail de Jacopo Guarnieri.

Passé par Liquigas, Astana et Katusha avant de rejoindre Groupama-FDJ en 2017, l’italien a d’abord remporté des courses en tant que sprinteur, avant de se muer en poisson pilote, aux côtés d’Alexander Kristoff et désormais du triple champion de France. Il nous accordé une vingtaine de minutes en visio la veille du départ de la Route d’Occitanie, au début du mois, pour évoquer sa mission, ses sensations, ses souvenirs. En français, bien entendu, avec ce savoureux accent venu de l’autre côté des Alpes.  

Arnaud Démare, maillot cyclamen sur le dos, tout heureux de gagner sur le Giro 2020, auprès de Miles Scotson (à droite) et de Jacopo Guarnieri (à gauche). Crédit : [Groupama-FDJ].

JACOPO GUARNIERI : AVANT, LA SAISON TOURNAIT AUTOUR DU TOUR DE FRANCE

Je pense que c’est plus facile de devenir poisson-pilote que de devenir sprinteur. Etre sprinteur, selon moi, c’est quelque chose d’un peu naturel, que l’on sent venir dans les catégories de jeunes, juniors, espoirs. Et après, si tu vois que tu n’y arrives pas, il faut changer, parfois devenir un poisson-pilote. Ca n’est en réalité pas plus difficile d’être sprinteur, mais c’est beaucoup moins naturel.

On marche à l’adrénaline. C’est quelque chose qui reste en nous. Cela change la perception de la fatigue, du temps, d’énormément de choses. Souvent, c’est agréable de voir les sprints après coup, parce que lorsque l’on est à l’intérieur, on ne comprend pas forcément les choses qui s’y passent. La montée d’adrénaline, c’est la meilleure chose qui se passe pendant un sprint.

Depuis que j’ai commencé ma carrière, je n’ai pas forcément ressenti beaucoup d’évolution dans les sprints, mais plutôt dans l’approche. Avant, on peut dire que la saison tournait autour du Tour de France. C’était le moment où ça frottait le plus, dès quarante kilomètres de l’arrivée. Maintenant, je ne dirai pas que c’est le cas sur toutes les courses mais quasiment. Et les équipes commencent à s’organiser de plus en plus loin de l’arrivée. Le Tour est devenu encore plus intense : des fois, tu ne peux pas quitter les vingt premières positions pendant trois jours. Donc c’est surtout ce qui se passe avant le sprint qui a évolué, cela nécessite encore plus de calme dans le final qu’auparavant. C’est un peu plus stressant.

LE TRAIN, UN APPORT PSYCHOLOGIQUE POUR LE SPRINTEUR

En terme général, je dirai que le train a beaucoup d’importance dans un sprint, mais il existe aussi des occasions où les sprinteurs gagnent sans. Je pense que le train est surtout un apport psychologique pour le sprinteur. Il sait que l’équipe est autour de lui. C’est un reflet de la confiance de l’équipe envers le coureur. Même quand le train n’est pas là physiquement, le sprinteur peut-être plus à l’aise psychologiquement.

Parfois, quand les équipes de grimpeurs qui jouent les classements généraux mettent le peloton en file indienne en fin d’étape, pour nous c’est même mieux. Ca a tendance à rendre le final un peu moins compliqué. Si le peloton est étiré, c’est entre guillemets plus facile. Des fois, on se place derrière des groupes de grimpeurs qui font le boulot juste pour éviter les cassures, mais ça ne change pas grand-chose. Je ne dirai pas que c’est un obstacle, c’est juste un facteur de plus pour la course.

JACOPO GUARNIERI : AVEC KRISTOFF, JE RETIENS QU’ON N’A PAS GAGNE

Ca fait quelques années désormais que j’ai découvert le Tour de France (avec Katusha, deux expériences au service d’Alexander Kristoff en 2015 et 2016). Je me souviens que nous avions un bon groupe, très soudé. Personnellement, en 2015, pour mon premier Tour, c’était bien, on avait un beau collectif. Bon, avec Luca Paolini qui a été suspecté (contrôlé positif à la cocaïne et exclu de Katusha pendant la Grande Boucle) mais, jusque-là, on s’entendait bien dans les sprints avec Marco Haller notamment. Mais une chose qui reste, que je retiens, c’est que l’on n’a pas gagné. On était forts dans les trains, on roulait bien, mais on n’a jamais gagné avec Kristoff ces années-là. C’était une belle expérience pour moi, ces deux premiers Tours. La première fois, surtout, j’étais très ému. Même si l’on n’a pas gagné, cela m’a assurément permis de progresser et de gagner en confiance.

(On lui demande s’il se souvient qu’il a ouvert la route sur l’arrivée des Champs lors de ces deux années). Oui, je m’en souviens ! C’est l’arrivée la plus importante pour un sprinteur. Surtout 2016, je m’en rappelle bien, on avait été gênés par une chute dans la « descente » des Champs Elysées après l’Arc de Triomphe. Et on était vachement loin, derrière, vraiment.

On pensait que pour le sprint, c’était mort. On a fait un effort incroyable pour revenir devant. Voilà, on n’a pas gagné, mais on était quand même très contents. Entre Marco Haller et moi, on avait construit un bon rapport d’amitié, que l’on a toujours. On s’était dit que ça allait être notre arrivée. C’est sûr que c’est une arrivée magique, donc y entrer en premier… Surtout 2016 où j’avais des amis qui étaient venus me voir. Ils étaient dans le dernier virage et ils criaient vraiment fort ! C’est un bon souvenir.

TU SAIS QUE TU AS ETE FONDAMENTAL, TOUT LE MONDE LE SAIT

Ce qui est peut-être le plus difficile à faire comprendre pour nous poissons-pilotes à ceux qui ne connaissent pas bien le vélo, c’est que le cyclisme est un sport d’équipe et parfois on peut-être heureux pour notre sprinteur comme si nous même on gagnait. C’est comme au football, quand on donne une passe décisive au buteur. Quand tu partages la victoire, que tu en fais partie, tu oublies largement que ça n’était pas toi personnellement qui a gagné. Mais dans un autre sens, toi tu sais que tu as été fondamental, et tout le monde le sait. C’est ce petit aspect spécial, mais je ne pense pas que cela soit si dur à comprendre.

(Dans le livre de Grégory Nicolas, Equipiers, le poisson-pilote Geoffrey Soupe se livre sur ce qui a fait la différence chez lui entre être sprinteur et être lanceur : « Je pense qu’il faut avoir les épaules pour être convaincu de pouvoir gagner. Je sentais que j’avais une petite appréhension, la peur de mal faire vis-à-vis du reste de l’équipe. Emmener, OK, j’arrive beaucoup plus à donner pour un autre que pour moi. Si je cours pour un autre, je vais me sublimer, je me sens responsable de lui »). J’avais un peu le même problème, je pense. Quand c’était moi qui avais la responsabilité de gagner, il y a des fois où je n’y arrivai pas. Je ne me faisais peut-être pas assez confiance, je faisais souvent des erreurs. Du coup, je me sens beaucoup mieux calé dans ce rôle de poisson-pilote.

J’ai de la responsabilité, mais ça n’est pas à moi de gagner. Ca peut me permettre d’être plus tranquille et je fais moins d’erreurs. C’est vrai que mon rôle est très important, mais cette situation où je suis à la fois un homme clé sans avoir trop de pression, ça me permet de bien faire mon boulot.

JACOPO GUARNIERI : AVEC NOUS, ARNAUD A LA POSSIBILITE DE FAIRE DES ERREURS  

Avec Arnaud (Démare), c’est sûr que désormais on a une relation d’amitié qui s’est créée, mais je suis quand même persuadé que ça n’est pas nécessaire. Cela réside surtout dans de la confiance, et des coureurs peuvent garder une relation professionnelle, sans amitié, tant qu’il y a de la confiance, cela peut marcher. Il n’y a pas forcément besoin de s’appeler, on se voit sur les courses. Même si c’est du sport, cela reste un travail, donc cette relation professionnelle est toujours possible.

Dans tous les efforts que l’on peut faire pour notre sprinteur (on lui parlait alors du calendrier du poisson pilote, calqué sur lui du sprinteur, ou sur le rôle de « garde du corps » en montagne*),on a toujours une forme de responsabilité. Lorsque l’on s’entraine, on fait parfois des trains de sprint, et le premier du train il fait une minute d’effort, le deuxième une minute trente, moi deux, et Arnaud fait deux minutes trente. C’est son effort le plus long. C’est vrai que des fois, on se sacrifie beaucoup, mais je crois qu’à la fin c’est toujours moins que le leader.

Je ne pense pas qu’Arnaud ressente de la pression vis-à-vis de ce que l’on donne pour lui. Peut-être qu’il se sent tranquille dans le sens où il a toujours la possibilité de faire des erreurs, parce que ça peut passer. Nous aussi on fait des erreurs. On est très soudés et, surtout, nous sommes très honnêtes entre nous. L’erreur, ça peut passer. Je ne sais pas comment lui gère sa relation avec l’équipe, mais c’est clair qu’avec nous il se sent tranquille de pouvoir fauter parfois. On peut se gueuler dessus, parfois, mais c’est normal. Le droit à l’erreur, c’est fondamental.

DEUX LIGNES QUI VONT SE CROISER A UN MOMENT OU A UN AUTRE

C’est sûr qu’un poisson-pilote doit pouvoir s’adapter à son sprinteur. Si il lui donne des consignes ou des conseils, il faut essayer de les suivre. Je suis d’accord avec Michael Morkov (qui disait justement dans Vélo Magazine avoir beaucoup étudié Elia Viviani avant d’arriver chez Deceuninck-Quick Step pour travailler à ses côtés) mais je crois aussi qu’il a quand même continué sa vie et de rouler à sa manière. Au final, je pense que le sprinteur et son poisson-pilote sont deux lignes qui vont se croiser à un moment ou à un autre. Le lanceur s’adapte, mais c’est vrai aussi pour le sprinteur. Cela dépend du caractère de chacun, de beaucoup de facteurs. Chaque sprinteur est différent, il y a énormément de manières de travailler.

Quatre victoires sur un Grand Tour (le bilan d’Arnaud Démare sur le Giro 2020), c’est quelque chose de très spécial, qui arrive très rarement. En plus pour moi, c’était sur le Giro, en Italie. C’est un des meilleurs moments de ma carrière et un super souvenir que je garderai toute ma vie. Retenir un sprint en particulier, c’est dur. Je pense que la dernière sur le Giro 2020 (étape 11 qui reliait Porto Sant’Elpidio à Rimini, dernier kilomètre à revoir ICI) justement, c’était parfait. Ca s’est déroulé exactement comme on le souhaitait. C’est un souvenir qui me vient sur l’instant, peut-être que j’aurai pu dire autre chose, ou que la prochaine victoire sera plus belle. Mais sur cette étape, on était vraiment forts, et on était arrivés à faire un train presque parfait.

JACOPO GUARNIERI : ON PEUT ESPERER UNE BELLE BATAILLE AVEC QUICK-STEP

(On lui demande alors quel serait son top 3 des meilleurs trains de sprint sur le circuit actuellement). Pour moi, à l’heure actuelle, il n’y a que Deceuninck-Quick Step qui se dégage au niveau des trains de sprint, il n’y en a pas d’autre. L’an passé, l’équipe Sunweb avait un peu créé la surprise sur le Tour de France, mais que pendant ces trois semaines. Ils étaient très forts, bien organisés, toute l’équipe. Mais globalement, s’il y a bien une équipe que je regarde avec intérêt et qui reste très bien organisée même quand elle change de coureurs dans le train, c’est Quick-Step. Pour moi la bataille depuis quelques années, c’est nous contre eux. Sur le Tour, les sprints sont parfois bizarres, un peu plus mélangés, mais je pense qu’on peut espérer une belle bataille avec Quick-Step.

Pour nous, l’objectif du Tour de France, c’est de faire un bon boulot. Mais bon, si on fait des trains horribles et qu’Arnaud gagne, on sera contents quand même ! La victoire est notre objectif. La ou les victoires, on verra, on ne se met pas de limites. C’est certain que nous avons les moyens pour faire de grandes choses. Mais, je le dis souvent, mes coéquipiers aussi, il ne faut pas être trop concentré à faire le train le plus parfait, on est surtout là pour gagner. On peut faire un train qui n’est pas beau à voir, si on claque la victoire au bout, on est heureux.      

* En 2017 notamment, lorsqu’Arnaud Démare n’avait pu terminer dans les délais sur l’étape 9 du Tour de France (Nantua-Chambéry), quatre de ses coéquipiers avaient également quitté la course, à ses côtés dans les bons comme dans les mauvais moments, dont Jacopo Guarnieri.

JACOPO GUARNIERI

Avec Mathéo RONDEAU

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