Laurent Cardona officie depuis 12 ans dans l’élite du rugby français, le Top 14. Et cette saison 2021/22 sera la dernière pour l’arbitre charentais : une limite d’âge à 45 ans le contraint de lâcher les sifflets, en juin prochain… Dans le cadre des journées de l’arbitrage La Poste, il s’est confié sur son parcours, ses projets et sur l’évolution de l’arbitrage.
Laurent Cardona : « Représenter les 3300 arbitres de rugby »
C’est très important pour nous de représenter l’ensemble du corps arbitral du rugby. On est 4 arbitres présents aux Journées de l’arbitrage : 3 de Top 14 et 1 de Pro D2. Et on est très fier de représenter les 3300 arbitres de rugby qu’il y a en France. Bien qu’on ne soit que 4 mis en avant, on se doit de tous les mettre en avant, donc oui, c’est une sacrée fierté.
« J’ai vraiment choisi l’arbitrage »
J’ai commencé l’arbitrage à l’âge de 19 ans. J’en ai 44 aujourd’hui, donc ça fait un petit moment, maintenant… Et j’ai vraiment choisi l’arbitrage. Souvent, on pense que c’est un joueur qui a fini sa carrière, ou un qui s’est blessé et qui ne peut plus jouer… Mais il y a beaucoup d’arbitres qui choisissent de devenir arbitre.
Il y avait ce côté où j’avais la sensation d’aider le jeu, de l’accompagner. C’était mon objectif : faire en sorte que les matchs se passent bien. J’avais cette impression d’y apporter ma contribution. Et quand j’ai commencé à prendre le sifflet, j’ai vraiment aimé ce que je faisais. De 19 à 24 ans, je jouais et j’arbitrais en même temps. Puis, à partir de 24 ans, j’ai vraiment décidé de devenir pleinement arbitre.
Laurent Cardona : « Je ne sais pas si je serais devenu chef d’entreprise sans l’arbitrage »
Être un bon arbitre, je pense que c’est être un homme meilleur. On prend des décisions tous les week-ends, on peut faire basculer des quotidiens : dans le monde professionnel, par exemple, un club qui descend… Nos décisions ont des impacts forts, ce n’est pas rien. Comme dans la vie, on doit faire des choix. Et ce côté humain est très fort.
Alors, devenir arbitre, c’est une belle leçon de vie. Surtout quand ça fait longtemps comme moi que tu en fais. Aujourd’hui, je suis chef d’entreprise, et je ne sais pas si je serais devenu le chef d’entreprise que je suis si je n’avais pas eu l’arbitrage.
J’ai une enseigne de nutritions et de compléments alimentaires qui s’appelle JL Bro Nutrition. On a un magasin à Angoulême, à Bègles et à Mérignac. Et dans ma façon de diriger l’entreprise, je pense que l’arbitrage m’a apporté cette expérience humaine qui me permet d’avoir une relation avec nos collaborateurs peut être un peu « différente ».
« J’avais l’impression que ça vibrait de partout sur le terrain »
Mon meilleur souvenir en tant qu’arbitre… [rires] Ça peut paraître anodin, mais c’était lors d’un match de rugby à 7. C’était pour l’IRB Sevens, qu’on appelle aujourd’hui World Rugby Sevens Series… Et j’ai arbitré un match à Hong-Kong, c’était un Hong-Kong – Chine.
Alors, « rugbystiquement » parlant, on ne va pas se le cacher, c’était pas fantastique… Mais en termes d’engouement et de ferveur, c’était juste extraordinaire : 40 000 personnes dans le stade, le Hong-Kong stadium déchaîné totalement… C’était un enjeu énorme pour eux ! Et pendant 14 minutes, j’ai ressenti ça. Quand les gens gueulaient, j’avais l’impression que ça vibrait de partout sur le terrain. Donc, ça m’a laissé une trace, une empreinte, toute particulière.
Il y avait un enjeu politique, et tout ça, ça transpirait vraiment ! Dans une bonne ambiance, bien sûr, pas de choses malsaines. Mais c’est une chose qu’on ne vit pas beaucoup : je l’ai vécu une fois et je me souviendrais toujours de ce match très particulier.
Laurent Cardona : « Sergio Parisse est très râleur sur un terrain ! »
Dans ma carrière, j’ai arbitré beaucoup de grands joueurs. Mais Sergio Parisse m’a marqué. Il n’était pas dans la « bonne team », mais c’est un joueur qui m’a toujours impressionné. Bon, il est très râleur sur un terrain, il conteste beaucoup. Ce sont peut-être ses origines latines [rires] qui font qu’il doit râler à tout prix… Mais c’est un garçon très respectable, et sur un terrain, il n’y a pas grand-chose à lui reprocher. Aujourd’hui, il a 38 ans, et je pense que c’est encore l’un des meilleurs 8 du Top 14. Si je dois en citer un, je pense que je peux le citer sans problème.
« Il est hors de question que je sorte par la petite porte ! »
Ma fin de carrière… En étant encore qu’au mois d’octobre, je n’y pense pas trop. Mais à chaque stade que je fais, je me pose la question, sans en avoir la réponse, de savoir si c’est la dernière fois que je viendrais ici en tant qu’arbitre ou pas. Donc c’est la seule petite idée qui me vient en tête.
En tout cas, comme c’est ma dernière saison, l’idée c’est d’être le plus performant possible. Il est hors de question que je sorte de ma carrière sportive par la petite porte. Je veux laisser une belle trace de mon passage. Je prends cette saison très très au sérieux.
J’essaie d’être le meilleur possible, et j’espère faire la meilleure année de ma carrière dans le Top 14… Ça serait pas mal, c’est mon objectif ! Et même si c’est ma dernière année, je suis vraiment très concentré là-dessus.
Laurent Cardona : « S’il n’y avait pas cette limite d’âge, j’aurais continué sans problème »
S’il n’y avait pas cette limite d’âge à 45 ans, j’aurais continué sans aucun problème. Je ne dis pas jusqu’à… indéfiniment, bien sûr. Mais voilà, les arbitres, aujourd’hui, sont matures et ont une bonne expérience. Parce que pour être un arbitre de très haut niveau, il faut une bonne dizaine d’années. Moi, ça fait 12 ans que j’officie dans le Top 14, j’ai commencé en janvier 2010. Je pense que je suis, en ce moment, le plus mature possible dans ma fonction. Et je pense que j’aurais pu encore apporter, pendant au moins 2 saisons, énormément à l’arbitrage.
Donc je trouve un peu trop réducteur cette limite d’âge. Avoir une règle pour tout le monde à 45 ans, c’est dommage. Je pense qu’il faudrait plutôt mettre des critères sportifs, et d’évaluation terrain, qui permettraient d’évaluer si oui ou non l’arbitre est à sa place sur un terrain. Je préfère cette façon de voir les choses… Comme à l’étranger : Nigel Owens s’est arrêté à 49 ans, par exemple. Après Nigel Owens, ce n’est pas Laurent Cardona, hein. Owens, c’est plus de 100 matchs internationaux et Cardona, c’est 100 matchs, mais de Top 14. Je fais la différence entre les deux, mais voilà, les Gallois ne s’embêtent pas avec une histoire d’âge, si leur arbitre est compétent : 45 ans ou pas 45 ans, ça continue.
« Cette règle ne devrait plus exister ! »
Cette règle ne devrait plus exister car elle est vraiment franco-française. Les décideurs de cette règle, c’est nous-mêmes. Il y a 0 contrainte à la prendre et à dire : « non, cette règle n’est plus valable, on la considère pas bonne pour nos championnats ».
Nos meilleurs arbitres, aujourd’hui, ont presque 45 ans, donc c’est dommage de les arrêter. C’est comme si je disais à un très bon joueur de foot : « Stop, on t’arrête à 30 ans ! Tu es très bon à 30 ans, mais tu arrêtes quand même. » Alors que non, tu peux avoir 35 ans, 36 ans… Il y en a qui s’arrêtent à 31 ans, effectivement, parce que c’est le bon moment pour eux. Mais cette règle au rugby est un peu restrictive. Il faudrait mieux juger la performance et la compétence, au lieu de juste voir un nombre en face du nom. Bien sûr, il faut que l’arbitre apporte, que le sportif de haut niveau apporte, chacun dans sa fonction. S’il n’apporte rien, il n’a plus sa place… Mais je pense que chacun doit être capable de se le dire. Et en tout cas, moi, à 45 ans, j’estime ne pas être usé par le haut niveau et je me sens toujours capable de continuer.
Laurent Cardona : « Ils disent que la vidéo dans le rugby est un exemple, mais c’est parce que ça fait 10 ans qu’on en fait ! »
Dans ma fonction, entre mes débuts et aujourd’hui, il y a eu des évolutions. La première, c’est les maillots [rires]. Avant, on avait des maillots droits, bien pas beaux, bien moches. Alors, je pense que le physique des arbitres de haut niveau a changé aussi. On faisait beaucoup de XL et de double XL avant, et on fait beaucoup plus de M et de L, aujourd’hui.
Je crois que le physique des arbitres, tout sport confondu, a évolué. On le voit dans le foot : ce sont des vrais athlètes de haut niveau. Au rugby aussi. Dans ma génération, c’est déjà le cas, mais dans la génération qui arrive, c’est encore plus le cas. Ils ont cette façon de voir les choses où la performance de haut niveau passe par un physique de haut niveau. Cet aspect physique est une vraie évolution dans notre profession.
Après évidemment, il y a la vidéo. Quand j’ai débuté, il y a plus de 10 ans, la vidéo commençait à peine… Et depuis, ça a énormément évolué. On a écumé, on a fait pas mal d’erreurs dans les 3-4 premières années avec la vidéo. Aujourd’hui, on dit : « la vidéo au rugby est un exemple ! ». Oui, mais parce que ça fait 10 ans qu’on en fait. Et au foot, c’est que le début ! Ils se trompent, ils corrigent au fur et à mesure. Il faut juste laisser le temps. Penser que : « on met la vidéo, et du jour au lendemain, on a corrigé tous les problèmes » : c’est une énorme erreur !
Quand on met en place un système pour essayer de corriger des problèmes, on crée d’autres problèmes. Mais ce n’est pas valable que dans rugby ou dans le foot, c’est valable partout, dans les entreprises… Si on dit : « à partir de demain, on va faire comme ça » : forcément, la décision créera une part d’ombre, même si elle est censée apporter un plus à l’entreprise. La vidéo, c’est exactement la même chose.
« Au début, on lit toutes les lignes… Et avec l’expérience, on ne s’occupe plus des critiques »
Le plus dur dans le métier d’arbitre, c’est l’opinion populaire qui peut être, à tort ou à raison, difficile à accepter, notamment pour les jeunes arbitres… Et même pour les plus anciens, d’ailleurs. Mais quand on est plus ancien, on se crée une bulle qui nous permet d’être un peu imperméable aux critiques.
On accepte les critiques de nos pairs, de ceux qui nous jugent tous les week-ends, des tacticiens du rugby, qui ont des approches vraiment pertinentes… Mais tout ce qui est critiques grand public, ou c’est très partisan, ce qui est normal, on est assez imperméable à ça.
On lit aussi moins la presse, malheureusement, parce que quand on voit son nom écrit sur plusieurs articles, dans plusieurs journaux… Bon, voilà. C’est cet aspect qui peut être difficile, et on prévient nos jeunes arbitres, quand ils arrivent au haut niveau, de ne pas trop se laisser embarquer. En plus, aujourd’hui, il y a l’effet réseaux sociaux qui est encore plus important. C’est vraiment la porte ouverte au tout et n’importe quoi, et ça crée des pressions supplémentaires.
Les Britanniques avaient interdit à leurs arbitres de haut niveau d’avoir des comptes Facebook, Instagram, etc. Et je pense que c’est toujours le cas. Je crois qu’aucun arbitre de première division anglaise n’a de compte sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas le cas en France, on ne verrouille pas comme ça, on sait maîtriser. Certains d’entre nous ont choisi de ne pas avoir de compte Facebook, Insta… Ce n’est pas mon cas. À partir du moment où je sais maîtriser et où je sais faire la part des choses, ça me va.
Mais ce recul ne vient pas comme ça. Au début, on lit toutes les lignes… Et après, avec l’expérience, ça passe crème, on ne s’en occupe plus, parce que l’on sait que les critiques objectives, ce n’est pas forcément ça.
Laurent Cardona : « On n’est pas des gendarmes, on est des animateurs de jeu »
Pour être un bon arbitre de rugby, on n’a pas besoin d’avoir forcément jouer au rugby. Je vais prendre l’exemple de l’un de nos illustres, qui s’appelle Didier Mené, qui n’a jamais joué au rugby, mais vraiment jamais… Et qui a arbitré 3 finales de Top 14. Alors, il n’y a vraiment pas d’obligation. Après, c’est souvent 1 arbitre sur 100 qui n’a pas joué… Il est vrai qu’on sent mieux le jeu, on le comprend plus vite avec l’expérience du jeu, mais il n’y a pas de barrière non plus.
Si on veut devenir arbitre de rugby, on envoie un mail à : jeveuxarbitrer@ffr.fr. C’est une seule adresse-mail qui regroupe l’ensemble des candidatures sur le territoire français. Une fois qu’on a écrit à cette adresse, une personne répond systématiquement à toutes les candidatures pour rediriger la personne selon là où il habite : à Dax, à Marseille, ou à Lyon…
Les conseils que je pourrais donner aux jeunes qui veulent devenir arbitre, c’est tout d’abord d’aimer leur sport, et d’avoir l’envie de faire en sorte que le jeu vive et soit au maximum. On n’est pas des gendarmes, on n’est pas des directeurs de jeu… On est des animateurs de jeu, c’est le meilleur terme que je peux utiliser quand je parle d’arbitrage.
LAURENT CARDONA
Avec Nicolas PARANT