Nicolas Besombes
# Université Paris Descartes #Post-Doctorat INSEP #Membre du conseil d’administration de France Esports #Consultant pour la GAISF #Thèse sur les liens entre sport et esport (influence de la pratique esportive sur les comportements des joueurs : engagement moteur, agressivité, sociabilités).
Les progamers ont beau être le coeur de l’eSport , ils ne sont pas les seuls à faire rayonner nos disciplines préférées. Plongez dans les coulisses du sport électronique professionnel en découvrant les histoires de dirigeants, de coachs, du staff médical, des fans…
Nicolas Besombes, docteur en Sciences du Sport de l’Université Paris Descartes, revient pour Sans Filtre sur l’esport, entre définition(s), rapport au sport et institutionnalisation des pratiques compétitives (Crédit photo Une : DR).
L’esport revêt de nombreuses de définitions. On en dénombre ainsi plus de 40 dans la littérature scientifique. Elles sont schématiquement polarisées entre deux conceptions : la première, assez restrictive, ne concerne que la pratique professionnelle du jeu vidéo en compétition ; la seconde, plus globale, s’entend comme l’ensemble des pratiques vidéoludiques qui permettent à des joueurs de s’affronter par l’intermédiaire d’un jeu vidéo, qu’il rassemble des communautés très nombreuses ou plus confidentielles.
Les deux définitions ne sont pas contradictoires, mais plutôt complémentaires. D’un point de vue économique, la première souligne la singularité des circuits compétitifs réservés à l’élite, qui jouissent d’une médiatisation (et donc d’une visibilité) relativement importante. D’un point de vue institutionnel, la seconde, utilisée par France Esports*, permet d’entrevoir la pratique esportive comme un continuum qui va du loisir au haut-niveau en passant par l’amateur et le spectacle, et d’ainsi apporter une dimension sociale à l’esport.
*Association de référence ayant pour but la promotion et le développement des sports électroniques.
LE JEU VIDÉO COMPÉTITIF EST-IL UN SPORT ?
La sémantique même du terme « esport » renvoie depuis sa première apparition en 1999 à la comparaison du jeu vidéo avec le sport traditionnel. Avant cela, les termes « LAN* », « tournaments » ou plus tard « jeu-vidéo compétitif » se sont côtoyés. Certains acteurs de l’écosystème estiment qu’il aurait été préférable de se cantonner à ces termes, ce qui éviterait les comparaisons récurrentes avec le sport qui peuvent être un obstacle à la prise en considération de ce qui fait la spécificité de la pratique esportive.
*Tournoi en réseau local.
Cependant, au-delà du terme, l’esport emprunte plus ou moins consciemment certains codes et aspects au monde sportif : que ce soient l’organisation des compétitions, la structuration et l’encadrement des équipes (staff technique et médical notamment), la mise en spectacle des événements, la rationalisation des entraînements, la remise des coupes et des médailles ou plus symboliquement les matières synthétiques utilisées pour les maillots, l’esport mime le sport.
Si au sein de l’industrie, le débat n’apparaît plus pertinent, pour de nombreuses personnes en dehors de l’écosystème, la dimension sportive de l’esport reste une question centrale.
La question de la « physicalité » est certainement l’un des points qui soulève le plus d’interrogations alors même que la quasi-totalité des disciplines esportives (hormis les jeux tels que Hearthstone ou Dofus) sont plus proches du sport que ne le sont les échecs ou le bridge. Le sport se définit également par des compétitions réglementées. Dans l’esport, les règles des organisateurs mises en place pour éviter les phénomènes de triche s’ajoutent à celles des développeurs qui dictent ce qu’il est possible de faire ou non dans l’univers virtuel. Cependant, contrairement au sport, les règlements esportifs ne sont majoritairement pas uniformisés (à l’exception des circuits compétitifs professionnels comme sur Overwatch ou League of Legends).
Enfin, dernier critère souvent omis, une activité physique n’acquiert le statut de sport que lorsqu’elle est institutionnellement reconnue par les organes traditionnels de gouvernance, soit en France, le ministère des Sports ou le Comité National Olympique Français (CNOSF). Aujourd’hui, l’interlocuteur principal de l’industrie esportive en France n’est aucune de ces deux entités, mais la Direction Générale des Entreprises, placée sous l’autorité du ministère de l’Économie, et « bras armé » du secrétariat d’État au Numérique.
Le cas français est donc particulièrement intéressant, car il met en lumière des différences culturelles marquées entre les différents pays du monde dans le processus d’institutionnalisation de l’esport par les pouvoirs publics.
DÉCONSTRUIRE LA VISION NÉGATIVE ET CLICHÉE DES JEUX VIDÉOS
L’une des missions principales de France Esports est d’être en mesure d’apporter des réponses adaptées aux interrogations et inquiétudes des parents, du grand public, des médias et des pouvoirs publics. L’association tente ainsi « d’éduquer » et de « sensibiliser » ces différents interlocuteurs à l’ensemble des disciplines, pratiques, jeux et expériences qui se cachent derrière le terme « esport ».
Si j’ai pendant un certain temps penser que la légitimation de l’esport passerait par la reconnaissance des performances motrices des joueurs sur leurs claviers, souris, manettes et autres sticks arcade, il m’apparaît aujourd’hui évident que les craintes des pouvoirs publics liées aux enjeux sanitaires (sédentarité, comportements compulsifs, agressivité), sociétaux (mixité sociale, genrée, intergénérationnelle, inclusion des personnes en situation de handicap) et éducatifs (bonnes pratiques, encadrement des pratiquants, chaîne de valeurs) de l’esport doivent être traitées parallèlement aux enjeux juridiques et économiques de l’industrie.
Il est nécessaire de déconstruire les idées préconçues de l’imaginaire populaire polarisées entre stigmatisation moralisatrice et idolâtrie déraisonnée.
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En effectuant un travail méthodologique honnête, France Esports tente de transmettre aux pouvoirs publics une vision objective d’une pratique esportive qui n’est intrinsèquement ni néfaste ni salutaire, à l’instar du sport d’ailleurs. C’est en effet par le biais de politiques publiques que le sport peut aujourd’hui être synonyme d’intégration sociale, de dépassement de soi, de santé, ou de fair-play, et ce notamment grâce à la mise en place de formations pour les formateurs qui ont la charge de transmettre des valeurs positives aux jeunes pratiquants.
Il peut en être de même pour l’esport. Mais il est nécessaire que les pouvoirs publics allouent des moyens et mettent en place des dispositifs pour développer une pratique esportive responsable. Ainsi, la création de formations pour les potentiels futurs éducateurs de l’esport tout comme la mise en place de lieux de pratique encadrée sont des enjeux essentiels. Pour l’instant, cela n’existe pas dans l’esport (ou alors de manière extrêmement marginale et balbutiante).
Les jeunes joueurs à domicile pratiquent ainsi parfois leur passion de manière désordonnée, sans rigueur ni encadrement, reproduisant des comportements, pratiques et discours inappropriés ou inefficaces. Un encadrement par des personnes compétentes (formées à la fois à l’esport, mais surtout à la pédagogie auprès des jeunes publics) pourrait favoriser une acculturation précoce des jeunes joueurs au travail en équipe, à la rigueur de l’entraînement, au respect des consignes et ainsi permettre l’émergence d’un plus grand nombre de talents aux attitudes déjà « professionnelles ».
Le rôle de ces éducateurs serait alors de mettre en place des situations d’apprentissages et de perfectionnements qui favoriseraient le développement de compétences physiques (dextérité, dissociation des mains, rapidité d’exécution, acuité visuelle, coordination œil-main, etc.), cognitives (anticipation, traitement de l’information, décodage de l’environnement, capacité à réaliser plusieurs tâches en même temps, orientation et visualisation spatiale, mémorisation, etc.) et sociales (communication, leadership, empathie, entraide, etc.), qui sont autant de qualités transposables à la vie quotidienne (scolaire ou professionnelle). À cela s’ajouterait un travail de sensibilisation au temps de pratique et de récupération (sommeil), et aux aspects nutritionnels et posturaux (étirements des membres supérieurs et gainage du tronc, de la ceinture scapulaire et des chaînes musculaires les plus sollicitées).
L’INSTITUTIONNALISATION DE L’ESPORT PÉRENNISERA SON DÉVELOPPEMENT
Une reconnaissance de l’esport par les institutions sportives soulève de nombreux enjeux et notamment l’application non pas du droit commun, mais d’un droit spécifique. Le Code du Sport offre de nombreux avantages comme la mise en place d’un taux de TVA préférentiel pour les organisateurs d’événements, la visibilité des sponsors lors de compétitions diffusées à la télévision, la facilitation de l’accueil de sportifs étrangers grâce à des visas adaptés, la protection des joueurs professionnels sous contrats, la possibilité de mettre en place des doubles cursus scolaires et sportifs avec aménagement du temps…
Cependant, la spécificité de l’esport qui consiste en la présence d’ayants droit qui détiennent la propriété intellectuelle des jeux sur lesquels sont pratiqués les compétitions n’est tout simplement pas envisagée dans le Code du Sport, le rendant inadapté pour l’esport. C’est pourquoi certains juristes réfléchissent actuellement à la création d’un code de l’esport, qui viendrait emprunter au droit du sport et droit commun les éléments les plus pertinents. Cependant, les autorités publiques sont plutôt dans une volonté de simplifier le droit et encouragent donc l’esport à se fondre à l’intérieur de régulations existantes.
Aujourd’hui, l’esport est accompagné par différents interlocuteurs : nous avons évoqué la DGE, et le Secrétariat d’État au Numérique, mais depuis l’application des deux décrets de loi de mai 2017 concernant l’organisation des événements compétitifs et le statut de joueur professionnel, les ministères de l’Intérieur et du Travail sont amenés à interagir avec les acteurs esportifs français. Ces multiples partenaires peuvent alors parfois être un obstacle à la mise en place d’actions rapides, mais constituent également un avantage, car cela multiplie le nombre d’interlocuteurs possibles pour un même sujet. Cette situation n’a à ma connaissance pas d’équivalent en Europe.
*Direction Générale des Entreprises.
Les prochaines étapes pour l’esport français sont nombreuses. Nous avons déjà évoqué les enjeux sanitaires et sociétaux, la question de la formation des formateurs (qui est indissociable de la professionnalisation des joueurs et de l’industrie), mais la structuration de l’écosystème amateur en est certainement une autre. En effet, il apparaît indispensable de simplifier et de clarifier la voie qui permet à un joueur d’aller du local vers le national puis l’international, et du loisir à l’amateur jusqu’au haut-niveau, voire professionnel.
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L’encadrement juridique n’en est également qu’à ses débuts depuis la loi pour une République Numérique d’octobre 2016, mais certaines réussites sont à noter comme la possibilité pour les mineurs de +16 ans de bénéficier des contrats de joueurs qui les protègent (sécurité sociale, cotisation au chômage, etc.). Les prochaines étapes concernent notamment l’amélioration des contrats de joueurs professionnels, la régulation des compétitions online avec frais de participation, les lootbox* ou les paris esportifs.
*Objet virtuel gratuit ou payant dans un jeu vidéo qui peut offrir des améliorations dans le jeu (personnalisation d’un personnage, gain de compétences).
Ce rapprochement avec les pouvoirs publics peut également renforcer le modèle économique de l’esport qui pour l’heure se repose essentiellement sur le sponsoring privé. La crise de 2008 a montré la fragilité d’un tel modèle, qui a vu un grand nombre de structures suffoquer. Subventions publiques et financement participatif sont peut-être des solutions qui peuvent permettre la pérennisation de l’industrie.
ESPORT ET JO, LE SERPENT DE MER
Quand on se penche sur le processus d’institutionnalisation de l’esport, il est impensable de ne pas évoquer les rapprochements avec le mouvement olympique. Sujet clivant, qui comme d’autres avant lui, ne fait pas consensus auprès des acteurs et des communautés. La méfiance et le scepticisme peuvent s’expliquer par le fait que l’esport a de tout temps été mis à la marge par les mouvements sportif et olympique et que l’intérêt que semblent lui porter aujourd’hui les instances olympiques apparaît au moment où l’industrie connaît une forte croissance.
Certains détracteurs évoquent légitimement le côté « diabolique » du mouvement olympique (corruption ou dopage notamment) pour justifier leur rejet de ce rapprochement. Je m’étonne cependant que ce regard critique et moral ne s’applique pas aux autres investisseurs non endémiques de l’esport. J’apprécie la prise de conscience éthique voire politique des consommateurs et pratiquants d’esport, mais elle semble être à géométrie variable.
Au-delà des raisons évidemment économiques et médiatiques de ce rapprochement, il peut être utile de rappeler que le mouvement olympique est à la fois un sanctuaire de conservation des pratiques corporelles et sportives de nos sociétés, mais également le reflet de celles d’aujourd’hui et de demain. Si le sport est le fruit de la révolution industrielle, l’esport est celui de la révolution numérique, et mérite à ce titre tout l’intérêt du mouvement olympique. La question n’est pas tant de savoir selon moi « qui a besoin de qui ? », mais plutôt « qu’est-ce que l’un peut apprendre de l’autre ? » Et je crois personnellement que l’histoire olympique peut être source de nombreux apprentissages pour l’esport.
Actuellement, les discussions entamées entre les deux mondes sont principalement de l’ordre de la « première rencontre » : que le mouvement olympique puisse apprendre des acteurs légitimes de l’industrie esportive son histoire, ses actions actuelles et ses aspirations futures, et inversement. À l’heure actuelle, la question de la création d’une compétition esportive adossée au mouvement olympique est à peine soulevée, et va entraîner des réflexions à moyen voire long-terme.
Ce long processus est finalement peut-être positif, car contrairement à d’autres investisseurs qui se précipitent dans l’esport de peur de passer à côté, le mouvement olympique prend le temps de se questionner intelligemment sur la pertinence d’un tel rapprochement.
*Comité International Olympique.
L’AVENIR DE L’ESPORT
Envisager le futur de l’esport est extrêmement compliqué. Qui aurait pu prédire le succès des Battle Royale ? Nous n’en sommes qu’aux prémices de l’esport et les technologies, jeux, gameplays ou disciplines de demain n’existent pas encore et viendront enrichir et étendre les possibilités de l’esport tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Les indicateurs quels qu’ils soient (nombre de pratiquants, audiences, dotations financières, investissements non endémiques, etc.) suggèrent une croissance continue pour les prochaines années. L’offre esportive va indubitablement être plus conséquente. L’esport devrait également poursuivre son processus d’institutionnalisation par les pouvoirs publics, et de professionnalisation des équipes, notamment au travers de leur encadrement technique, qui devrait permettre d’allonger la durée des carrières des joueurs.
Pour ma part, je souhaite que la France continue d’accueillir les plus grands événements esportifs internationaux, tout en soutenant les rassemblements locaux historiques pour qu’ils perdurent et que s’en créent de nouveaux.