Quand le téléphone sonne, et que c’est Christian Prudhomme qui vous parle, vous n’êtes pas très loin du paradis. Le paradis, c’est le mois de juillet, ses chaleurs, sa ferveur, ses coureurs. Parler avec Christian Prudhomme, c’est un peu parler au Tour de France, en tout cas se remémorer avec la voix de son directeur les grands instants de la course, les revivre comme une petite fourmi dans la grande caravane du Tour ou sur le siège passager de la voiture rouge. Dans la courant mai, l’ancien journaliste-commentateur du Tour de France sur France Télévisions et directeur du Tour depuis 2007 a répondu, une heure durant, à nos questions sur ses souvenirs, ses visions, ses émotions. On ne sait plus si l’on avait envie que cela ne se termine jamais, où si on souhaitait nous transporter en juillet pour toujours.
Christian Prudhomme dirigera cette année sa quinzième Grande Boucle. Dans ce premier épisode, vous pourrez découvrir ses grands débuts, quelques souvenirs marquants mais aussi le programme d’une journée comme il en vit des dizaines sur le Tour.
Christian Prudhomme aux côtés de Julian Alaphilippe, en 2019, à l’arrivée de l’étape Binche-Epernay. Crédit : [ASO].
Le jour où on me propose de succéder à Jean-Marie Leblanc comme directeur général du Tour de France
CHRISTIAN PRUDHOMME : “J’AURAIS AIME QUE CE SOIT TOI, MAIS CA NE SERA PAS TOI”
Il y a deux journées qui sont charnières pour moi, dont je me souviens très bien. La première, c’était au mois d’avril 2001, à l’occasion du Grand Prix de Denain, dans le Nord. A l’époque, j’étais rédacteur en chef à France Télévisions et j’allais commenter le Tour qui suivait. Et à la fin de la course, où j’allais pour rencontrer les coureurs et les organisateurs, Jean-Marie Leblanc, directeur du Tour de France, dans le Nord qui lui est cher, me dit dans la salle de presse : « il faut que je te parle ». Il m’a pris par le bras et m’a dit une phrase très curieuse : « j’aurais aimé que ce soit toi après moi, mais ça ne sera pas toi. On vient de prendre quelqu’un de très bien ». Mais qu’est-ce qu’il me raconte Jean-Marie ?
En fait, cette petite graine mise dans ma tête est restée. A France Télé, comme dans toute bonne maison, on se dit parfois qu’on va aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. « Je vais aller monter dans la voiture rouge », je répétais souvent cela à mes adjoints de l’époque, Dominique Le Glou et Florent Houzot.
Le deuxième jour, c’est précisément le 12 avril 2003, la veille de Paris-Roubaix. On est à Compiègne, début d’après-midi, c’est la présentation des coureurs. Il y a une grande tente, avec les coureurs qui attendent avant de monter sur le podium. Et là, Jean-Marie me reprend par le bras et me dit : « Daniel Baal ne va pas rester. Est-ce que tu veux venir avec moi ? ». Daniel Baal, ancien président de la Fédération Française de cyclisme (entre 1993 et 2001), c’était ce monsieur très bien dont Jean-Marie m’avait parlé deux ans avant.
JE N’AVAIS JAMAIS REVE D’ETRE DIRECTEUR DU TOUR
Là, j’ai avalé ma salive, et je lui ai répondu oui. Mais je lui ai répondu tout de suite parce qu’il y avait eu ces deux ans de gestation dans ma tête, pendant lesquels je m’étais fait à cette idée. Je suis devenu journaliste par le Tour de France, c’est lui qui m’a donné envie de faire ce métier. Le journaliste, c’est un témoin, il raconte ce que les autres ne voient pas. Et le journalisme, parce que j’étais commentateur du Tour, m’a mené vers le Tour au poste que j’occupe aujourd’hui.
Mais autant j’ai rêvé d’être commentateur du Tour, autant je n’avais jamais rêvé être son directeur. C’est quelque chose qui est arrivé comme ça, que je n’attendais pas. Avec cette date du 12 avril, qui est d’autant plus symbolique pour moi que c’est la mort de la chaîne de télévision La Cinq (en 1992), les huit cent employés qui se sont retrouvés dehors. Onze ans après, Jean-Marie me propose ce poste.
Et en plus, Jean-Marie est un homme tellement humble qu’il me demande alors : « ça ne te dérange pas si je reste deux ou trois ans ? ». Et je lui avais répondu : « mais Jean-Marie, je ne sais pas ce que c’est que d’être directeur du Tour. Si tu ne restes pas, je ne viens pas, je ne sais pas ce qu’il faut faire ! ». Ca n’est pas quelque chose qui s’apprend dans les écoles !
Le jour où j’agite mon premier drapeau de départ en tant que directeur général du Tour de France (2007)
CHRISTIAN PRUDHOMME : A PARTIR DE MARSEILLE, ON EST DANS LA TEMPETE
Je me souviens surtout d’une première partie de Tour de France absolument formidable. Le Grand Départ à Londres, qui était le premier depuis le Royaume-Uni, en Angleterre, et qui était dû à Jean-Marie lorsqu’il était encore patron. Et je me souviens d’une deuxième partie, à partir de Marseille, où on est dans la tempête, avec des affaires de dopage. Donc je me rappelle, dans les dix premiers jours, m’être dit qu’un gamin de dix ans pouvait faire ce que je faisais, parce que quand tout se passe bien, le Tour est une machine qui roule toute seule, grâce à la qualité des gens qui sont là, qui connaissent leur boulot, leur mission. J’avais une opinion un tantinet différente à la fin du Tour.
L’émotion liée au drapeau, je l’avais eue avant, sur la dernière étape de Paris-Nice, la même année. Jean-Marie avait, je pense, inventé une impossibilité pour lui d’être présent sur cette dernière étape, je lui avais d’ailleurs demandé si c’était vrai ou pas. C’était donc moi qui étais dans la voiture rouge n°1, et je me souviens que les coureurs de l’époque m’avaient applaudi et j’en garde un vrai beau souvenir.
Le jour où je traverse la plus belle ambiance que j’ai vue sur un Tour de France
UN MONDE FOU SUR LES PENTES DU TOURMALET
D’abord, le Tourmalet 2019. Pas simplement parce que c’est lié à la victoire de Thibaut Pinot au sommet et au maillot jaune de Julian Alaphilippe qui termine deuxième. Le Tourmalet, c’est l’un des cols de légende du Tour de France, le premier grand col. Il y a eu le Ballon d’Alsace en 1905 mais ça n’est pas du tout la même altitude. Le Tourmalet est le premier col de plus de 2000 mètres d’altitude franchi par le Tour, en 1910, et cette traversée des Pyrénées, les coureurs traitant les organisateurs d’assassins, les envoyant selon eux dans le « cercle de la mort » où ils risquaient de se faire dévorer par les ours. Le Tour de France avait fait une arrivée d’étape au sommet en 1974, avec la victoire de Jean-Pierre Danguillaume dans le brouillard, devant Raymond Poulidor.
On l’avait fait, encore dans le brouillard, en 2010, avec Andy Schleck devant Alberto Contador pour un match nul au sommet. Et puis donc, sous un soleil resplendissant, 2019, la victoire de Pinot devant Alaphilippe, la présence du Président de la République et surtout, un monde fou, des tribunes naturelles sur les pentes du Tourmalet. Dans le dernier kilomètre, c’était le plus grand stade du monde à ciel ouvert (dernier kilomètre à revivre ICI).
3500 KILOMETRES DE SOURIRES
Autre souvenir, au départ de l’étape de Megève (20e étape, Megève-Morzine), en 2016. Je suis sur la ligne de départ, un petit gars dont j’apprends qu’il s’appelle Nathan, qui doit avoir neuf ou dix ans, et qui a des yeux absolument émerveillés de voir les champions. Il est derrière les barrières, je demande à ses parents de le faire passer par-dessus, et je le fais monter dans la voiture, qui est à l’arrêt mais sur la ligne de départ. Je le fais sortir par le toit ouvrant, ça dure cinq minutes, je lui dis : « là où tu es assis c’est la place où s’assoie le Président de la République ».
Et ce petit gars, que je ne reverrai surement jamais dans ma vie, avait ces yeux extraordinaires. Moi je ne le reverrai pas mais je pense que lui revient tous les ans sur le Tour et si ça se trouve, demain, il fera coureur, journaliste, organisateur. Mais en tout cas j’espère qu’il restera amoureux du Tour. Les yeux de Nathan, ça correspond exactement à ce que je vois tous les ans sur le Tour : 3500km de sourires.
Le jour où tout se passe normalement sur la route du Tour de France
CHRISTIAN PRUDHOMME : IL FAUT AVOIR UN BON COUP DE FOURCHETTE
Comme je le disais, le jour où tout se passe normalement, un enfant de dix ans pourrait faire ce que je fais, à ceci près qu’il faut avoir un bon coup de fourchette, un estomac et un foie solides. On arrive systématiquement un peu avant l’ouverture du village, on est sur place trois heures avant le départ de l’étape. Il y a un moment interview, pour la presse quotidienne régionale, c’est essentiel, pour le réseau France Bleu, les télés régionales, et autres en fonction de ce que Fabrice Tiano (responsable du service presse cyclisme chez ASO) m’a concocté. Il y a des contacts avec les élus bien évidemment, des prises de paroles.
En temps normal, hors période Covid, on est en permanence happé au village : si j’ai un direct à France Bleu, je pars cinq minutes avant l’heure du direct. Je ne pars pas trois minutes avant, ni dix, parce que je sais que je vais être arrêté une, deux, trois, quatre fois sur les trente mètres entre le pavillon et le direct. Et je souhaite à la fois être suffisamment poli pour dire : « non, je suis désolé, je ne peux pas vous parler » et à la fois ne pas perdre de temps puisque tout est minuté.
CHRISTIAN PRUDHOMME : CHAQUE ANNEE, ON A 300 CANDIDATURES DE VILLES
Une fois que l’on a fait ça, il y a beaucoup de mains à serrer, des élus, des partenaires, des gens qui veulent simplement me dire un mot, que leur fille serait parfaite pour travailler sur le Tour, que leur fils est le meilleur motard, des représentants des collectivités d’autres villes que celles qui sont étapes. Ils viennent pour dire qu’ils voudraient le Tour. Chaque année, on a 300 candidatures de villes pour une trentaine de places, donc il y a régulièrement des gens qui viennent pour demander le passage du Tour, il faut les recevoir.
Puis, le décompte s’égrène, trois heures, deux, une, 45 minutes, une demi-heure, tu montes dans la voiture, on dit au revoir aux élus. On a systématiquement avec nous deux invités, le maire de la ville départ, de la ville arrivée, le président du département, de la région, parfois un ministre, parfois le premier ministre, parfois le Président de la République.
DANS LE DEPART FICTIF, LES COUREURS POUSSENT LA VOITURE
Il y a le parcours dans le départ fictif qui est le plus impressionnant puisqu’on est entouré des coureurs, cela impressionne toujours beaucoup les gens qui sont là. Les coureurs nous entourent, et tu sens réellement la pression du peloton : si c’est une étape que veulent faire les coureurs, une étape importante, tu sens la pression, ils poussent la voiture. Gilles Maignan, mon pilote, qui est un gars exceptionnel, tient tout cela de main de maitre, parce que c’est le moment où il ne faut pas faire la moindre erreur de pilotage. Il faut bien voir qu’à la fin du Tour, après les trois semaines, on a perdu la peinture à l’arrière parce que les roues touchent l’arrière de la bagnole ! La moindre faute de pilotage, il y a cinquante gars par terre. Donc il vaut mieux savoir maitriser son sujet, c’est le cas de Gilles.
Ensuite, on donne le départ. On est placé devant le peloton quand il est groupé, derrière l’échappée quand elle est formée et qu’elle a suffisamment d’avance. On s’arrête une fois ou deux sur le parcours, pour aller saluer des gens. C’est pareil, parfois on traverse une ville qui est candidate au Tour et, en trois minutes d’un rendez-vous qu’on n’a jamais réussi à obtenir à cause des agendas des uns et des autres, on discute avec d’autres élus ou on prend un contact.
CHRISTIAN PRUDHOMME : UNE DEUXIEME JOURNEE COMMENCE A L’ARRIVEE DE L’ETAPE
Le Tour de France est le meilleur moyen de récupérer tous les numéros de téléphone des élus. On s’arrête parfois auprès de nos amis agriculteurs de la FNSEA, qui font depuis une dizaine d’années des réalisations dans les champs qui sont magnifiques. On s’arrête pour récupérer un invité qui serait venu en cours de route, c’est le cas évidemment pour le Président de la République ou son premier ministre.
Et puis il y a une deuxième journée qui commence à l’arrivée de l’étape. Il y a à nouveau des prises de parole, auprès des élus, un vin d’honneur, un diner, parfois et même le plus souvent un vin d’honneur et un diner. Parfois, deux diners, exceptionnellement trois diners : un pour les élus, un pour les partenaires, un pour les agriculteurs par exemple. Alors je ne fais pas trois diners complets, je vais manger l’entrée quelque part, le plat de résistance après et quatre desserts pour finir.
C’est vraiment du contact avec les gens, c’est absolument essentiel. Et là, très clairement, saluer les gens autrement que d’un coup de coude, leur serrer la main, est quelque chose qui manque, c’est une évidence depuis quinze mois. C’est important de serrer la main aux gens, les regarder dans les yeux, mais on doit se contenter de les regarder dans les yeux. Ca ne peut pas être pareil, mais on n’y peut rien, et la vaccination va nous aider à en sortir.
Le jour où j’ai cru qu’un français allait remporter le Tour de France
QUAND IL ATTAQUE TOUT LE MONDE, BAH JE ME DIS QU’IL VA GAGNER
C’est au lendemain du Tourmalet (Tour de France 2019), l’arrivée au Prat d’Albis en Ariège. Là, quand Thibaut Pinot attaque, alors il y a Yates qui est devant, mais quand il attaque tout le monde, bah je me dis qu’il va gagner le Tour. Et en réécoutant les commentaires de France Télé ce jour-là, ce que je fais après le Tour le plus souvent, j’ai entendu Laurent Jalabert qui disait qu’il allait gagner le Tour. C’est exactement ce que j’ai pensé à ce moment-là, mais je n’étais évidemment pas le seul. Il y avait eu le Tourmalet la veille et puis là boom, personne ne suit.
Ouais, je me dis qu’il va gagner. C’est le moment où je me suis dit ça, le seul moment en bientôt quinze ans. Et même en ajoutant mes années de journaliste avant, ça faisait bien longtemps que je ne m’étais plus dit pendant les trois semaines du Tour qu’un français allait l’emporter.
CHRISTIAN PRUDHOMME
Avec Mathéo RONDEAU
retrouvez notre interview de Soren Kragh Andersen, réalisée il y a un mois, ICI